La Cantilène de sainte Eulalie

Texte en roman

1.    Buona pulcella fut Eulalia.
2.    Bel auret corps bellezour anima.
3.    Voldrent la ueintre li d[om] Inimi.
4.    Voldrent la faire diaule seruir.
5.    Elle nont eskoltet les mals conselliers.
6.    Quelle d[om] raneiet chi maent sus en ciel.
7.    Ne por or ned argent ne paramenz.
8.    Por manatce regiel ne preiement.
9.    Niule cose non la pouret omq[ue] pleier.
10.  La polle sempre n[on] amast lo d[om] menestier.
11.  E poro fut p[re]sentede maximiien
12.  Chi rex eret a cels dis soure pagiens.
13.  Il li enortet dont lei nonq[ue] chielt.
14.  Qued elle fuiet lo nom xp[ist]iien.
15.  Ellent adunet lo suon element.
16.  Melz sostendreiet les empedementz.
17.  Quelle p[er]desse sa uirginitet.
18.  Poros suret morte a grand honestet.
19.  Enz enl fou la getterent com arde tost.
20.  Elle colpes n[on] auret poro nos coist.
21.  Aczo nos uoldret concreidre li rex pagiens.
22.  Ad une spede li roueret toilir lo chief.
23.  La domnizelle celle kose n[on] contredist.
24.  Volt lo seule lazsier si ruouet krist.
25.  In figure de colomb uolat a ciel.
26.  Tuit oram que pornos degnet preier.
27.  Qued auuisset de nos xr[istu]s mercit.
28.  Post la mort & alui nos laist uenir.
29.  Par souue clementia.
 


Le premier texte proprement littéraire écrit en roman avant l'ancien français est la Séquence de sainte Eulalie dite aussi Cantilène de sainte Eulalie. On le date de 880 ou 881 de notre ère et il est inclus dans une compilation de discours en latin de saint Grégoire. Cette version appartenait à la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Amand et elle se trouve actuellement à la bibliothèque de Valenciennes.



Le poème est le plus souvent une suite de décasyllabes en rimes plates, le dernier vers est un heptasyllabe qui reprend la coupe des vers antiques. Il n'y a pas à proprement parler de rimes, mais des assonances.

On voit au vers 18 que l'élision était déjà pratiquée devant voyelle :
Po/ros/ su/ret/ mor/t(e) a/ grand/ ho/nes/ tet.
Cependant, les mètres sont plus divers :
1, 2. 10, 10
3, 4..10, 10 (ce vers comprend une diphtongue dans diaule)
5, 6. 10, 10 (raneiet et maent ont des e qui ne se prononcent pas)
7, 8. 10, 10 (le e muet de preiement se prononce)
9, 10. 12, 13 (il faut admettre l'élision de non au vers 10 pour faire un alexandrin et pas seulement à cause de son abréviation à l'aide d'un n surmonté d'une barre)
11, 12. 12, 12 (la diérèse est nécessaire dans Maximiien et pagiens)
13, 14. 10, 10 (le e caduc est prononcé dans fuiet comme dans raneiet et il y a diérèse dans christien comme dans pagiens)
15, 16. 10, 10 (on prononce le e caduc de sostendreiet comme dans raneiet)
17, 18. 10, 10 (un e en hiatus est élidé)
19, 20. 10, 10  (l'adverbe non n'est pas élidé)
21, 22. 12, 12 (pagiens est toujours trisyllabique, mais roueret est disyllabique)
23, 24. 12, 10 (il faut élider l'adverbe non au vers 23 et voir trois syllabes dans ruouet)
25, 26. 10, 10
27, 28. 10, 10

La composition comprend donc deux moments forts exprimés par les dodécasyllabes qui se détachent du reste de la narration en décasyllabes :
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier.
La polle sempre n[on] amast lo d[om] menestier.
E poro fut p[re]sentede maximiien
Chi rex eret a cels dis soure pagiens.
Et :
Aczo nos uoldret concreidre li rex pagiens.
Ad une spede li roueret toilir lo chief.
La domnizelle celle kose n[on] contredist.
Ces deux temps forts présentent la confrontation d'Eulalie à l'autorité temporelle, son refus et les conséquences sont exprimées dans le même mètre que pour la conduite précédente d'Eulalie. Le texte est donc construit en trois mouvements :
– Présentation d'Eulalie qui débouche sur la rencontre avec Maximien, représentant du plus grand pouvoir sur Terre. Cette confrontation est préparée par les termes qui marquent la cause (et poro) après l'exposé de ses ennemis (Inimis, mals conseillers) ou des tentations temporelles (or, argent, parure, prière).
– Supplices d'Eulalie, son corps est indifférent et seule l'âme compte, c'est prouvé en trois fois : sa virginité matérielle compte moins que sa virginité spirituelle, le feu ne l'atteint pas car le Christ possède seul son corps, mais elle s'en remet au Christ pour sa mort.
– Apothéose d'Eulalie et disparition de son histoire au profit de la morale avec inclusion des auditeurs.
Les deux temps forts prennent place entre chaque partie.


La Cantilène ou Séquence de sainte Eulalie est le plus ancien poème de langue française que l’on ait conservé.

La Cantilène de sainte Eulalie est un hymne religieux dont la musique est perdue et dont le texte nous est parvenu grâce au hasard de la conservation des textes. Les derniers feuillets restés blancs d’un recueil de sermons de Grégoire de Naziance ont en effet été utilisés après coup pour la copie de cinq chants. Parmi ceux-ci, trois chants liturgiques latins et, aux côtés de la Cantilène (folio 141 verso), transcrit par la même main, le Rithmus Teutonicus, l’un des premiers monuments de la langue germanique, célébrant la victoire de Louis III sur les Normands à Saucourt-en-Vimeu le 3 août 881.

La Cantilène raconte comment, au cours de la persécution des Chrétiens ordonnée dans tout l’empire romain par Dioclétien, une jeune fille de treize ans appartenant à une riche famille de Mérida, refusa de renier sa foi. C’était aller au-devant du martyre qu’Eulalie subit avec un courage exemplaire.  Au moment où Eulalie expira, on vit une colombe blanche sortir de la bouche de celle-ci et s’élever vers le ciel. C’est par cette image, suivie d’une prière, que s’achève le texte de la Cantilène.

Depuis la découverte du texte en 1837 par Hoffmann von Fallersleben, la Cantilène a soulevé de nombreux débats, le sens de son quinzième vers restant même énigmatique. On s’accorde aujourd’hui à dater le codex du début du IXe siècle et on l’attribue à un atelier lotharingien. Le volume s’inscrirait dans une campagne de reconstitution de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Amand entamée à la fin du IXe siècle, à la suite des invasions normandes qui ravagèrent celle-ci en 881 et 883. Quant à la transcription de la Cantilène, elle fut effectuée peu après 882, rien ne permettant de l’attribuer de manière certaine au scriptorium de Saint-Amand. L’oeuvre a sans doute été composée peu après l’invention à Barcelone, en 878, du tombeau de la sainte dont le culte est alors attesté à l’abbaye d’Elnone. Le texte y aurait été destiné à l’édification des hôtes laïcs “ francophones ” de l’abbaye.

La Cantilène pourrait-elle prouver que des moines de Saint-Amand possédaient la “ clé des langues , c’est-à-dire le pouvoir d’inscrire les langages sous les signes de grammaire de manière que les nouvelles langues écrites contrastent à la fois entre elles et avec la langue latine, [et] de manière que leur recréation en écriture contraste avec l’impureté de leur discordance... ” se demande Renée Balibar. Cette page se situerait alors dans le prolongement du sermon de Grégoire de Naziance pour le jour de la Pentecôte, texte célèbre sur la division des langues et la recréation de leur unité grâce à l’inspiration chrétienne.