Je vais reprendre mes explications. Le latin classique fḗmina
est un proparoxyton : l'accent tonique tombe sur l'antépénultième syllabe.
Pourquoi ? Parce que la première voyelle est longue, la deuxième brève et
il n'y a d'accent sur les finales que pour les monosyllabes. Cela a deux
conséquences en bas-latin :
1) la finale a s'amuït en e caduc ou e central ;
2) la voyelle post-tonique plus faible subit une syncope : fem(i)ne >
femne.
On a à présent un groupe de deux consonnes qui ont la même articulation,
deux nasales, l'une sonore ou voisée (m), l'autre sourde ou dévoisée (n).
Dans ce cas, il se produit en général une assimilation d'une consonne par
une autre, c'est ici une assimilation progressive, la première consonne absorbe
la deuxième : feme. L'assimilation régressive se trouve dans un mot
comme automne ou anima > âme. Le phénomène inverse
est la dissimilation : dilemme prononcé dilemne.
Maintenant, on peut voir la première voyelle. Le e long latin était passé
en bas-latin à un è, voyelle ouverte par rapport à é. C'est aussi et surtout
une voyelle arrondie, antérieure exactement comme a (celui de patte).
Or il se produit à partir du XIe s. un phénomène qui va durer trois siècles
: une grande vague de nasalisations des voyelles. C'est dû au fait que les
voyelles en contact avec la consonne passeront par le résonateur nasal par
attraction. On a vu dans ce fait une influence du celte qui se retrouve en
portugais, mais c'est fort discutable. En tout cas, cela a commencé par les
voyelles les plus ouvertes, d'abord a, puis cela s'est étendu aux voyelles
plus fermées. Notre è ouvert et oral devient donc è~ (in, de bain). Mais
notre voyelle nasale va s'ouvrir encore plus parce qu'elle subi l'influence
de m labial (formé donc au point d'articulation des lèvres qui sont plus
en avant dans la cavité buccale). Il s'agit d'une forme d'anticipation du
timbre. Au cours du même siècle, elle passe très vite à ã (an, de banc).
Ce a et ce ã sont arrondis, antérieurs exactement comme è et è~, mais plus
ouverts.
Il faut s'arrêter sur la notion des nasales. Cela concerne à la fois la voyelle
et la consonne. On prononce donc en deux syllabes : fã-me. Cette prononciation
se retrouve dans des noms propres comme Dammartin (dam = dominus,
seigneur). Elle existe encore en Languedoc (pardon, en Septimanie...) avec
an-née. Le gros problème de l'ancien français était la difficulté
articulatoire, il y avait une trentaine de voyelles, diphtongues, triphtongues,
plus qu'en anglais. C'était aussi d'un faible rendement parce que les mots
plus ou moins homonymes n'étaient pas très nombreux. On va donc avoir un
phénomène de réduction des phonèmes par paresse articulatoire, exactement
comme cela s'était déjà produit en latin. C'est un des faits qui servent
à montrer la frontière en l'ancien français et le moyen français, à partir
de 1350. Les nasales les plus fermées (correspondant à i et ü) disparaissent
très vite, elles ne subsistent qu'au Québec localement. Ensuite au XVIe s.
(toujours en moyen français), se produit une grande vague de dénasalisations
: la voyelle nasale (ã) devient orale (a) si la syllabe suivante contient
une voyelle immédiatement après la consonne nasale : lame, flamme,
mais changer, chambre (consonne prononcée après la nasale), suivant,
temps (consonne muette après la nasale donc la nasale est en finale).
Ce fait permet de dire que le e caduc ou central était encore prononcé au
XVIe s.
Il faut voir à présent le problème de la graphie avec deux m. Ce n'est pas
une simple réfection étymologique sur femina. Le premier m est destiné
à marquer la nasalité de la voyelle, le deuxième est là comme une véritable
consonne. Bon, me direz-vous à part les adverbes en -emment, les autres
mots qui ont -emm- dans leur corps ne se prononcent pas avec un a.
Taratata ! C'est vrai pour flemme qui vient de l'italien flemma
et avant du grec qui nous a donné phlègme, emprunt tardif comme le
lemme. Mais ce n'est pas du tout vrai de gemme qui a donné localement
dès le XIIe s. jame. La forme gemme est une réfection étymologique
sur le latin gemma et l'occitan gema. Cette graphie femme
apparaît en moyen français à la place de feme. Le dictionnaire de
Nicot (1549) contient déjà femme. Il a existé aussi une forme fame,
mais elle est rare et on peut considérer comme douteux que les remèdes
de bonne femme soient des remèdes de bonne fame par confusion
des graphies. Les époques ne correspondent pas du tout.
Un autre fait intéressant, c'est l'évolution du sens. Femina, c'est
la femelle, même d'un animal. Le mot a remplacé à partir du XIIIe s. molier
(du latin mulier) comme être féminin. Pourquoi ? Du fait de jeu de
mots scabreux sur celle qui est mouillée. De même, il a supplanté oissour
(du latin uxor) comme épouse (de sponsa, la fiancée). Pourquoi
? Par assimilation des femmes à certains volatiles qui sèment la terreur
dans les campagnes. On peut supposer que la conservation du e dans ce mot
est due à l'influence des clercs qui avaient un peu de latin en tête et qui
ont répandu le mot à la place des termes inconvenants (qui existent encore
au XVIIe s. mais de manière fort marginale).