Complainte du pauvre jeune homme (Jules Laforgue)


    Sur l'air populaire :
    " Quand le bonhomm' revint du bois. "

    Quand ce jeune homm' rentra chez lui,
    Quand ce jeune homm' rentra chez lui ;
    Il prit à deux mains son vieux crâne,
    Qui de science était un puits !
    Crâne,
    Riche crâne,
    Entends-tu la Folie qui plane ?
    Et qui demande le cordon,
    Digue dondaine, digue dondaine,
    Et qui demande le cordon,
    Digue dondaine, digue dondon ?

    Quand ce jeune homm' rentra chez lui,
    Quand ce jeune homm' rentra chez lui ;
    Il entendit de tristes gammes,
    Qu'un piano pleurait dans la nuit !
    Gammes,
    Vieilles gammes,
    Ensemble, enfants, nous vous cherchâmes ;
    Son mari m'a fermé sa maison,
    Digue dondaine, digue dondaine,
    Son mari m'a fermé sa maison,
    Digue dondaine, digue dondon !

    Quand ce jeune homm' rentra chez lui,
    Quand ce jeune homm' rentra chez lui ;
    Il mit le nez dans sa belle âme,
    Où fermentaient des tas d'ennuis !
    Âme,
    Ma belle âme,
    Leur huile est trop sal' pour ta flamme !
    Puis, nuit partout ! Lors, à quoi bon ?
    Digue dondaine, digue dondaine,
    Puis, nuit partout ! Lors, à quoi bon ?
    Digue dondaine, digue dondon !

    Quand ce jeune homm' rentra chez lui,
    Quand ce jeune homm' rentra chez lui ;
    Il vit que sa charmante femme,
    Avait déménagé sans lui !
    Dame,
    Notre-Dame,
    Je n'aurai pas un mot de blâme !
    Mais t'aurais pu m'laisser l'charbon,
    Digue dondaine, digue dondaine,
    Mais t'aurais pu m'laisser l'charbon,
    Digue dondaine, digue dondon.

    Lors, ce jeune homme aux tels ennuis,
    Lors, ce jeune homme aux tels ennuis ;
    Alla décrocher une lame,
    Qu'on lui avait fait cadeau avec l'étui !
    Lame,
    Fine lame,
    Soyez plus droite que la femme !
    Et vous, mon Dieu, pardon ! Pardon !
    Digue dondaine, digue dondaine,
    Et vous, mon dieu, pardon ! Pardon !
    Digue dondaine, digue dondon !

    Quand les croq'morts vinrent chez lui,
    Quand les croq'morts vinrent chez lui ;
    Ils virent qu'c'était un' belle âme,
    Comme on n'en fait plus aujourd'hui.
    Âme,
    Dors, belle âme !
    Quand on est mort, c'est pour de bon,
    Digue dondaine, digue dondaine,
    Quand on est mort, c'est pour de bon,
    Digue dondaine, digue dondon !


Ces cinq onzains (sans compter le dizain final) sont construits sur des répétitions fort nettes comme des refrains : AAbabbbCDCD. Les vers sont hétérométriques : 88881388888. Toutefois, Laforgue respecte pleinement l'alternance classique des rimes masculines et féminines, mais c'est pour la tourner en dérision avec l'emploi de « digue dondaine ». Le poème déconstruit donc le sizain classique ababcc ou le huitain ababcdcd par les répétitions aux vers 1 et 2, aux vers 8 à 11. Les vers 5 et 6 pourraient constituer ensemble une moitié d'octosyllabe, mais Laforgue utilise une rime féminine avec élision du e caduc, et cela renvoie à la liberté prise pour le mètre des octosyllabes avec des apocopes populaires (homm', l'charbon) ou des syncopes (croq'morts). La strophe et le vers classiques sont donc à la fois distendus par les refrains qui augmentent le compte, et ils sont resserrés par le traitement du e caduc comme dans la chanson populaire. On a donc affaire à un poème classique qui est mis en crise pour  les différents éléments constitutifs de la poésie classique : compte des syllabes, schéma des rimes, prise en compte du e caduc, structure carrée (un huitain d'octosyllabes).