L'alphabet latin de Chilpéric
On doit à Grégoire de Tours la mention selon laquelle le roi Chilpéric
Ier aurait ajouté quatre lettres à l'alphabet latin du
temps.
Commençons par présenter les protagonistes.
Chilpéric Ier

Chilpéric étranglant sa femme. Enluminure du XIVe s.
Grandes Chroniques de France.
Né en 539, mort en 584 à
Chelles. Il est le plus jeune des enfants de Clothaire Ier,
fils de sa
sixième épouse et petit-fils de Clovis. Il devient roi de Neustrie en
561 à la mort de son père qui a partagé son royaume entre ses quatre
fils. Il s'empare du domaine de Soissons et occupe Paris. Cependant,
ses frères l'obligent à respecter le partage. En 562, il occupe Reims
tandis que son frère Sigebert est occupé à repousser une invasion.
Sigebert reprend Reims et s'empare de Soissons qu'il rend ensuite à
Chilpéric.
Il répudie sa première épouse, Audovera. En 566, il épouse Galswinthe,
fille du roi wisigoth Athanagild et sœur de Brunehaut, femme de
Sigebert Ier, son frère qui a hérité de l'Austrasie. En 567,
Galswinthe
est étranglée dans son lit. Sigebert décide de venger sa
belle-sœur, c'est le début d'une guerre entre la Neustrie et
l'Austrasie qui va durer fort longtemps. Chilpéric épouse Frédégonde.
La
même année, la mort de Caribert Ier lui fait gagner le
royaume de Paris
qui s'agrandit à l'ouest jusqu'en Aquitaine. Battu par son frère
Sigebert lors du siège de Tournai, il ne doit son trône qu'à
l'assassinat de celui-ci en 575. En 584, il est tué au cours d'une
chasse. Grégoire de Tours assure que cet assassinat a été commandé par
Frédégonde. Son fils, Clotaire II devient roi à 4 mois, sous la tutelle
de sa mère Frédégonde et la protection de son oncle Gontran Ier,
roi de
Bourgogne, qui
récupère au passage le royaume de Paris.
Grégoire de Tours
Chilpéric face à
Grégoire de Tours et Salvius, évêque d'Albi . Grandes Chroniques de
France.
Georgius Florentius Gregorius, ou Georges Florent Grégoire est
né à
Riom, près de Clermont vers 538. Il est décédé à à Tours en 594. Il est
issu, par son père Florent (Florentius), d'une noble famille
arverne : son père et son grand-père
Georgius avaient été sénateurs, et son oncle Gallus
ou Gall, évêque de Clermont. Par sa mère Armentaria, il est
apparenté aux évêques de Lyon, Sacerdos et Nizier, d'une part,
et aux évêques de Langres,
Gregorius et
Tetricus,
d'autre part. Il tient son troisième prénom de l'avant-dernier.
Son père meurt jeune. Élevé par sa mère,
puis par son oncle Gall (mort en 551) et par l'archidiacre Avit à
Clermont,
Grégoire achève son éducation auprès de son oncle Nizier, à Lyon
où il est envoyé en 563. Durant sa jeunesse, il est sujet à divers maux
physiques : un pélerinage
sur le tombeau de Saint Martin, à Tours en 562 ou 563,
le guérit miraculeusement de l'un d'entre eux.
Peu après, il est ordonné diacre et il réside à la basilique
Saint-Julien, jusqu'à ce qu'il soit élu évêque de Tours, en 573, sans
doute sur ordre de la reine Brunehaut et du roi
d'Austrasie, Sigebert
Ier. Il y succède à son cousin Euphronius qui vient de
décéder.
Grégoire prend alors en charge l'un des plus
importants évêchés de Gaule. Durant son épiscopat, il est gêné par les
querelles des
souverains francs. Il
tient tête au roi Chilpéric Ier qu'il accuse d'ignorance en
matière religieuse ou littéraire, puis il s'oppose à la
reine Frédégonde qu'il rend responsable du meurtre de l'évêque
Prétextat.
Il meurt à Tours en 594. Sanctifié, il est ensuite vénéré dans cette
ville et dans celle de Clermont.
L'Histoire
des Francs
L'œuvre majeure de Grégoire de Tours a survécu à travers
plusieurs manuscrits du Moyen Âge, dans des versions plus ou moins
altérées par rapport à l'original. Elle est couramment appelée Histoire
des Francs [H.F.].
En réalité, il s'agit d'une « Histoire ecclésiastique »,
originellement intitulée Dix Livres d’Histoire,
qui
a pour but d'établir l'histoire de l'Église dans une perspective
chrétienne, eschatologique, depuis la genèse du monde jusqu'au règne
des rois francs, en 572. Un Livre
des Miracles consacré aux saints gaulois complète le tout.
Le récit possède un caractère édifiant. Il fait la part belle à la
Gaule mérovingienne que
connaît Grégoire : cinq des dix livres et le Livre des miracles
concernent l'époque de l'auteur. Ce dernier insiste sur les
conséquences désastreuses du comportement de certains rois par
opposition à celui de leurs aïeux chrétiens, à commencer par Clovis.
Du fait de son thème central, l'œuvre a pu être nommée tardivement Histoire
des Francs (Historia
Francorum) ou Geste des Francs (Gesta Francorum) ou
encore, Chroniques
(Chronicae). Elle fait en tout cas de Grégoire de Tours le
principal historien des Mérovingiens et la source écrite principale
dont nous
disposons sur les règnes de ces derniers.
Le texte de Grégoire de Tours
Chilperic ajoute
quatre lettres a l'alphabet latin.J. J. Pasquier. Nouveau Traité de
Diplomatique, par deux religieux bénédictins de la congrégation de S.
Maur, v. 2. Paris: Guillaume Desprez, 1755.
Le roi écrivit aussi des livres de vers
à la façon de Sédule ;
mais ils n’étaient pas du tout composés selon les règles métriques.
Il ajouta aussi plusieurs lettres à notre alphabet, savoir, le ω,
des Grecs, le æ, the, uui,
qu’il figura de la manière que
voici : ω, ψ, Ζ, Δ
; il envoya des ordres dans toutes les cités de son royaume pour qu’on
enseignât les enfants de cette manière, et pour que les livres
anciennement écrits fussent effacés à la pierre ponce, et réécrits de
nouveau.
(Histoire (ecclésiastique) des Francs
–
Histoire de
France sous les Mérovingiens,
Cinquième livre
— Avec les notes de la traduction d'Odon, abbé de Cluni.)
Ce
passage intervient juste après des railleries de Grégoire à propos des
prétentions littéraires de Chilpéric et juste avant un long exposé sur
ses opinions religieuses dignes d'un hérétique puisque Chilpéric niait
la Trinité. Il s'agit donc d'un récit à charge afin de démontrer le
caractère tyrannique et absurde du roi qui s'embarrasse de chimères et
qui ignore le sens des lettres latines ou grecques. Ce portrait peut
être inspiré de ceux de Claude et de Néron chez Tacite.
Augustin Thierry dans son Histoire
des temps mérovingiens, livre V, rapporte les faits selon
Grégoire :
Guidé
par un éclair de vrai bon sens, Hilperik avait songé à
rendre possible en lettres latines, l’écriture des sons de la langue
germanique ; dans ce but, il imagina d’ajouter à l’alphabet quatre
caractères de son invention, parmi lesquels il y en avait un affecté à
la
prononciation qu'on a depuis rendue par le double w. Les noms propres d'origine
tudesque devaient ainsi recevoir, dans les textes écrits en latin, une
orthographe exacte et fixe. Mais ni ce résultat cherché plus tard à
grand'peine, ni les mesures prises dès lors pour l’obtenir, ne
paraissent avoir trouvé grâce aux yeux de l’évêque trop difficile, ou
trop prévenu. Il ne fit guère que sourire de pitié en voyant un
potentat de
race barbare montrer la prétention de rectifier l'alphabet romain et
ordonner, par des lettres adressées aux comtes des villes et aux sénats
municipaux, que, dans toutes les écoles publiques, les livres employés
à
l’enseignement fussent grattés à la pierre ponce et récrits selon le
nouveau système.
La traduction d'Odon comprend cette note :
Les
manuscrits varient sur la forme et le son de ces caractères, et Aimoin
les donne autrement que Grégoire de Tours . Le roi Chilpéric, dit-il, ajouta à nos
lettres l’ω grec, et trois autres inventées par lui,
dont nous insérons ici la forme et le son : χ ch, θ th, φ
ph. (Aimoin, de
gestis Francor.,
l. 3, c. 40) Le dire d'Aimoin me parait plus probable que celui de
Grégoire de Tours ; les trois sons que, selon lui, Chilpéric essaya de
représenter par des lettres ch, th, ph, se trouvent en effet dans les langues
germaniques, et les trois formes qu’il y voulut appliquer, χ,
θ, φ
sont empruntées à l’alphabet grec ; tandis qu'il n’y a aucun rapport,
dans aucune de ces langues, entre les sons et les caractères dont
Grégoire de Tours fait mention. – L’empereur Claude avait fait une
tentative analogue et non moins vaine (Suétone, Claude, 41 ; Tacite, Annales,
11, 14).
Il est probable que les lettres soient celles décrites par Aimoin, même
si celui-ci écrit longtemps après les événements : Aimoin est un moine
de la fin dixième siècle, continuateur d'Adrevald abbé de Fleury,
auteur d'une histoire des Francs. L'échec de la réforme tient au fait
qu'elle est arrivée tardivement dans la vie de Chilpéric qui meurt cinq
ans plus tard sans un héritier solide. Son royaume déjà étroit sera
divisé après sa mort.
Merci à Marianne d'avoir levé ce lièvre.