Les dizaines
X XX XXX IL L LX LXX LXXX XC
 


Les formes latines Les autres formes romanes Du latin au français Graphies et évolution moderne
X decem cat. : deu 
esp. : diez 
it. : dieci 
oc. : des 
port. : dez 
rom. : diesch 
rou. : zece 

Le roumain se distingue par une spirante sonore à l'initiale. Elle résulte d'une affrication de la dentale au contact de e.



XX vigintī 
L'élément initial de viginti remonte à un élément *dw indo-européen que l'on retrouve dans le crétois 
Fī-kati (F représente le digamma) ou l'avestique 
vī-saiti. Il s'agit d'une simplification de l'élément *dw ou d'une assimilation régressive (dw > ww > w) qui indique le nombre deux en indo-européen. Le ī serait dû à l'analogie avec trī. La modification de la consonne initiale en latin archaïque donne à partir de la même famille bis

La terminaison singulière en latin du second élément serait la forme collective de la désinence. Mais cette explication est fort peu convaincante lorsque le même fait est appliquéà quadraginta pourvu aussi d'un collectif... 

La forme du second élément dérive de *k-m-ti, thème qui provient de *dek-m pour dix. L'aphérèse de la syllabe initiale explique l'ensemble des formes latines en -gint(a/i). On a donc littéralement deux dix, trois dix, etc. 

cat. : vint 
esp. : veinte 
it. : venti 
oc. : vint 
port. : vinte 
rom. : vegn 
rou. : douăzeci 

La forme roumaine, comme les suivantes, présente une construction analytique comparable à celle qui avait cours en indo-européen : deux-dix. Le romanche est la seule langue romane à avoir conservé la vélaire k, ce trait est caractéristique des isolats, comme les régions de montagne, qui maintiennent des formes anciennes. 

La consonnification de w latin initial en v se produit avant le IVe s. Il faut partir de la contraction vīnti en bas latin qui s'explique par l'accentuation proparoxytonique : la syllabe post-tonique subit une syncope puisqu'elle est plus faible. Il reste de cette syllabe la consonne n appuyée sur la dentale suivante, sourde comme elle. La voyelle initiale longue par compensation ne diphtongue pas, mais se maintient jusqu'à sa nasalisation au XIIIe s. Ensuite, la consonne nasale s'efface devant une autre consonne au XVIe s., par affaiblissement. La simplification continue au XVIIe s. par l'amuïssement du t final. Ce dernier est rétabli progressivement au siècle suivant, du fait des liaisons et de l'influence de l'orthographe.  Il convient de noter que vingt ne suit pas la forme des autres dizaines puisque le mot ne comprend pas un e caduc final. En effet, la forme latine ne se terminait pas par le thème -ta. Or, en règle générale, les e caducs français sont issus d'un a latin final, voyelle qui s'est maintenue après l'amuïssement des autres voyelles en finale absolue. 

La première graphie a été vint (1080), avant vingt (1250). La présence du g est d'ordre étymologique. La forme au pluriel a été aussi vinz (XIIIe s.) avec la ligature z pour ts.

Le pluriel (Quinze-Vingts, quatre-vingts) n'est pas du tout d'origine latine. Le mot a été pris en français comme unité de compte ou de mesure pour une vingtaine. On voit que ce compte par vingt est ancien, il est attesté en français dès le XIe s. dans le domaine de la Normandie.

XXX trīgintā 

La forme possède le second élément marquant la dizaine, comme vingt et les suivants. Le tout remontant au nom de dix en indo-européen. Mais il faut encore remonter à une forme *dk-e/om.-teH2 qui se signale d'abord comme *gmta par attraction de la sonore, puis comme ginta avec influence de la sourde sur la sonore. Le terme se distingue du grec triakontā par cette évolution qui a privilégié le vocalisme du collectif plein (teH2,) au détriment du collectif de sens réduit (teH2).

L'emploi de la forme réduite tri- pour tria (issu de trey-es) au lieu de la forme tres plus tardive témoigne du fait archaïque de cette formation. 
 
 
 

cat. : trenta 
esp. : treinta 
it. : trenta 
oc. : trento 
port. : trinta 
rom. trenta 
rou. : treizeci
Il faut partir du latin populaire *trinta pour trīgintā. La forme trenta (980) romane se rattache encore au latin, mais l'amuïssement de a latin en finale se produit en 1050, avec trente. Le passage de i long à e est obscur, la voyelle entravée ne devait pas être affectée. Or on remarque surtout que la péninsule ibérique n'a été que modérément affectée par ce changement. Néanmoins le mot suit la même évolution que celle de entre (intra) La graphie particulière de cette dizaine s'explique par le fait que la nasale de e est passée à celle de a au XIe s. Mais les deux formes ont dû être en concurrence jusqu'à la stabilisation et la réduction des nasales à la fin du moyen français. 
XL quadragintā

Cette forme se distingue par son influence sur les autres... Et elle n'est pas minime ! En effet, ce serait la voyelle ā dans quadrāgintā qui aurait produit par analogie les séries quinqu-ā-gintā, sex-ā-gintā, sept-ā-gintā, oct-ā-gintā, non-ā-gintā. Les cardinaux correspondants sont indéclinables : quinque, sex, septem, octo, novem. Toute la série en a été affectée et il nous en reste nos terminaisons régulières en -ante. La voyelle de transition prise comme un élément du suffixe a donc remplacé le suffixe même. 

cat. : quaranta 
esp. : cuarenta 
it. : quaranta 
oc. : quaranto 
port. : quarenta 
rom. curonta 
rou. : patruzeci 

En roumain, la consonnification de kw en p (aqua, apă, eau) et de gw en b (lingua, limba, langue) à l'intérieur des mots a entraîné une évolution similaire à l'initiale. Il s'agit ici d'une forme par analogie (voir l'évolution différente de L). Normalement, la forme attendue à l'initiale devant a devrait être un c (cînd, quando, quand). 

La forme romanche ne doit pas abuser : l'évolution de a devant voyelle a été fort différente dans les différents parlers rhétiques et les formes en -en sont attestées anciennement, tout comme des formes actuelles en -un. Il y a eu allongement d'un a diphtongué en aa, puis en oo, pour aboutir le plus souvent en uo qui se simplifie ensuite selon des formes diverses. 

Le mot est attesté sous la forme quarranta en Gaule au Ve s. Il résulte de la contraction de la forme classique quadraginta et de *quadranta (quatre dizaines). L'assimilation régressive du d au r, dans presque toute la Romania, ne soulève aucune difficulté. En revanche, la syncope du g est plus complexe : le mot latin quadraginta est un paroxyton accentué sur la pénultième syllabe qui contient une voyelle entravée, l'accent qui frappe cette voyelle affaiblit la consonne précédente qui comme vélaire a tendance à s'assimiler à la voyelle. Enfin, une simplification des deux voyelles en contact se fait au profit de celle qui est la plus ouverte par facilité articulatoire. La forme supposée *quadranta s'explique ainsi. Néanmoins, le mot résulte d'un grand nombre de réductions.  Le fait que la rencontre de l'a et du i dans quadra(g)inta ait été simplifiée au profit du a explique que le mot n'ait pas suivi une évolution vers une autre nasale comme ain. Il convient de noter que comme dans le cas de quatre et quatorze la graphie latine a été conservée en ancien français, contrairement à des mots comme qui (ki). Cela ne se justifie pas par une prononciation, mais plutôt par des habitudes de clercs. 
L quinquaginta

Le mot a subi l'influence de quarante. Pour l'évolution du premier élément, voir le mot cinq.

cat. : cinquanta 
esp. : cincuenta 
it. : cinquanta 
oc. : cinquanto 
port. : cinqüenta 
rom. : tschunconta 
rou. : cincizeci 

Le roumain a subi une palatalisation de kw devant e et i à l'initiale. Il s'agit d'une règle générale. 

Le romanche conserve une affriquée, nettement marquée graphiquement, mais qui ne diffère pas de celle de l'italien.

Le mot provient du latin cinquaginta et non de quinquaginta, ce terme est attesté par l'épigraphie. Il s'agit d'une forme dissimilée et vulgaire de la forme classique, tout comme pour cinq, issu de cinque et non de quinque. La consonne k non appuyée par une semi-consonne passe à l'initiale à une affriquée du type ts, avant le Ve s. Celle-ci se réduit au cours du XIIIe s. 
LX sexaginta
 
 
cat. : seixanta 
esp. : sesenta 
it. : sessanta 
oc.: sieissanto 
port. : sessenta 
rom. : sissonta 
rou. : şaizeci 

Le s initial s'est palatalisé en roumain devant e et i, il est donc ensuite passé à ch, alvéo-palatale sourde. Ce phénomène est identique à l'évolution de decem, zece. Le fait s'est produit avant l'emprunt de mots slaves au VIIIe s., car ceux-ci ne suivent pas cette évolution. 

On peut remarquer que la diphtongaison de la voyelle initiale s'est produite aussi bien en français que dans les deux langues cousines, le catalan et l'occitan. La séparation du français et de l'occitan s'opère entre autres par l'évolution autonome du français à partir du e médian vers la production d'une voyelle plus postérieure qui se change en semi-consonne. 
 

Le mot est issu du bas latin sexanta, terme qui résulte d'une contraction. C'est un paroxyton, accentué à l'initiale. 
La consonne k devant une autre consonne se palatalise avant le IVe s., cette palatisation dégage un yod qui se soude à la voyelle antérieure. Le mot passe donc à seisãt à date pré-littéraire. La diphtongue issue de la palatalisation évolue ensuite comme l'ensemble des diphtongues ei en passant à oi avant 1200. Le passage de la prononciation à la prononciation wa s'effectue entre le début du moyen français et la fin du français classique. 
Le mot s'est d'abord écrit seisante (1080), puis seissante (1130), ensuite soissante (1228), avant d'être refait en soixante (1380). La graphie avec x témoigne d'une volonté étymologique, afin de rattacher le mot au latin, tout comme cela s'est produit pour six. La première réfection est intervenue dès 1160 avec seixante, puis au XIIIe s. avec sixante (sans diphtongue). La prononciation avec la consonne s est constante comme en témoigne la forme sissante (XIIIe s.).
LXX septuaginta cat. : setanta 
esp. : setenta 
it. : settenta 
oc. : setanto 
port. : setenta 
rom. : siatonta 
rou. : şaptezeci 

Comme pour LX, le roumain palatalise l'initiale.

Le fait remarquable est l'assimilation régressive de la bilabiale p à la dentale suivante dans presque toutes les langues romanes. Le mot remonte au latin populaire *septanta. Cette altération est similaire à celle de quarranta pour quadraginta, mais la syncope a dû produire une voyelle neutre, médiane, qui s'est ensuite alignée sur les autres terminaisons des dizaines. 

La non-diphtongaison à l'initiale tonique s'explique par une entrave en bas latin comme en témoigne la forme géminée de l'italien.

La forme septante est une réfection (1240) sur le latin de l'ancienne forme setante (1120). La prononciation septante est une forme influencée par l'orthographe, n'en déplaise à Littré qui réclame le p et le t alors qu'il sè pour sept ! 
La bonne prononciation ne marque pas le p, pas plus que dans un cheptel... L'emploi semi-savant (la Bible des Septante) explique cette confusion fondée sur une graphie abusive. 

Doit-on préciser que la forme septante n'est pas une exclusivité belge ou helvète et qu'elle vit toujours en France où elle est ancienne ? Consulter la page sur septante, octante, nonante.

LXXX octōginta cat. : vuitanta 
esp. : ochenta 
it. : ottanta 
oc. : vuetanto 
port. : oitenta 
rom. : otgonta 
rou. : optzeci 

Je ne possède aucune information pour expliquer le passage de k à p en roumain ! Je peux supposer une évolution similaire à celle de qu (kw) comme dans XL. 

On notera la métathèse assez étonnante du romanche, sans doute par influence germanique. 

Les formes occitane et catalane (tout comme en franco-provençal) s'expliquent par un renforcement épenthétique du mot monosyllabe qui pouvait être confondu avec d'autres. La disjonction faite en français répond à la même loi de clarté. 

La forme espagnole s'explique par la palatalisation de k qui a entraîné une assimilation progressive de t (ce fait est rare).

La forme octoginta a dû être syncopée, mais cela suppose aussi que la voyelle tonique o était en fait plus médiane et neutre car les formes ibériques montrent en fait un alignement analogique de tous les mots de la dizaine. La terminaison est établie par référence aux autres. 

La forme octante (1278) est la réfection latinisante de oitante (1140). La diphtongaison est générale dans la Romania occidentale et elle est attendue. Elle est produite par la palatalisation de k devant consonne qui donne naissance à un yod. Le français a suivi cette diphtongaison avec oitante

Huitante, oitante, octante, ûtante ? Quelle forme choisir ? 

La première a été employée en Belgique avant le XIXe s., elle n'existe plus que dans le Canton de Vaud en Suisse. C'est une forme inventée à partir de huit, mais qui ne doit rien à une évolution phonétique spontanée. 

La deuxième est la plus ancienne, elle est toujours employée dans les Alpes françaises. C'est la seule qui dérive directement du latin par évolution spontanée, mais elle a du mal à se rattacher à sa famille. 

La troisième est une forme néo-latine d'origine savante. Son ancienneté explique qu'elle se soit répandue, mais aussi que LXXX ait été l'élement le plus faible de la série. 

La dernière n'est qu'un wallonnisme avec réduction de la diphtongue.

XC nōnagintā

La forme archaïque est *neiw-n.  Elle se retrouve dans l'ordinal latin nonus, le français nones qui en est dérivé, et des formes celtiques (nóin en gaélique) ou germaniques (nine en anglais). Le latin a hésité entre les deux consonnes finales. La terminaison -em pour novem est due à l'influence de septem, decem

cat. : noranta 
esp. : noventa 
it. : novanta 
oc. : nonanto 
port. : noventa 
rom. : navonta 
rou. nouăzeci 

Le fait exemplaire, c'est le traitement de la finale de l'élément nona issu de novem. La liquide bilabiale sonore latine w passeà une liquide dentale r en catalan, à une labio-dentale v en italien et en espagnol. Tous ces faits montrent l'instabilité de cette consonne. 

Mais surtout on doit imaginer une forme populaire qui ne reposait pas sur nona- et qui était formée sur nove(m) ou nove, cela en latin populaire puisque même le roumain connaît une forme rattachée à cet étymon. 

Les formes de nonante ne peuvent provenir d'un nonaginta présent dans l'ensemble de la Romania, sauf dans les domaines d'oc et d'oïl. Toutes les formes néo-latines se rattachent à un *nowa(g)inta, à l'exception des territoires gaulois qui conservent *nona(g)inta, directement issu de la forme classique. L'occitan montre qu'il appartient ainsi à un ensemble différent du catalan, séparé de lui à date antique et qu'il est la langue sœur du français, l'autre français.  Le mot a d'abord été écrit nunante (1112), les formes nonante et nounante se rencontrent aussi. Comme pour octante, il a été victime de sa place en fin de compte, de son absence de rattachement clair à sa famille malgré nones.