La lettre u
Prononciation
M. Jourdain : Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un u ?
Nicole : Comment ?
M. Jourdain : Oui ; qu'est-ce que tu fais quand tu dis u ?
Nicole : Quoi ?
M. Jourdain : Dis un peu u, pour voir.
Nicole : Eh bien ! u.
M. Jourdain : Qu'est-ce que tu fais ?
Nicole : Je dis u.
M. Jourdain : Oui ; mais quand tu dis u, qu'est-ce que tu fais
?... tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d'en
haut de celle d'en bas : u, vois-tu ? je fais la moue, u.
Molière, le Bourgeois gentilhomme.
1. Les valeurs propres
La lettre u correspond traditionnellement soit à la voyelle /y/ (futur), soit à la semi-consonne ué /u/
(fuite) notamment devant un i. Elle équivaut à un ü tréma allemand, à
un o non accentué en portugais ou en occitan. Toutefois, elle peut
prendre des valeurs différentes selon l'origine des mots.
– La lettre est muette dans quelques noms propres : Rueil que l'on
devrait prononcer /rœj/, Jean de Bueil /bœj/. En fait, il s'agit d'une
ancienne valeur diacritique similaire à celle qui continue dans orgueil.
– U d'un mot latin ancien finissant par -um est prononcé /ɔ/, o ouvert, dans aquarium, géranium, forum, laudanum, pensum, vade-mecum, pensum, post-scriptum, album, triumvirat, circumnavigation, summum (/sɔmɔm/), Te Deum, ad libitum...
De même dans les noms de villes romaines comme Herculanum. Cela
explique les jeux de mots sur Petibonum dans Astérix. Il en va de même
pour le mot d'origine anglais rhum.
– La lettre u vaut pour la voyelle /u/ dans des mots italiens (opera buffa, tutti), espagnols (pronunciamento, Estramadure), allemands (Niebelugen, Jungfrau), anglais (Home rule, pudding qui donne aussi poudinge, pullman). Il peut y avoir hésitation (Glück devenu Gluck en France).
– Elle vaut pour /œ/ dans des noms anglais : club (anciennement /klyb/), tub, punk (mais aussi /põk/), junk, funk, dub, hub, sunlight. Beaucoup de mots anglais étaient avec /y/ et ont vu leur prononciation s'angliciser : nurse, bluff, puff, trust.
2. Les valeurs diacritiques
En latin, la lettre V était utilisée après un Q pour noter une consonne disparue /kw/. L'usage en est resté. La séquence qu fait partie du français et n'a été remplacée que par c (cinq de quinque). Toutefois, q peut être isolé soit en finale (coq), soit encore dans la transcription de noms arabes comme Qatar ou chinois comme Qing. La lettre arabe qâf se distingue en effet de la lettre kâf. Le u ne joue aucun rôle diacritique après q, mais cela explique son action après c, g.
– Malgré une tentative de Meigret au XVIe s. pour réserver à g sa valeur /g/ et à j une seule valeur /j/ par exemple en écrivant « gaja » et non « gagea », le g a eu jusqu'à la fin du XVIIe s. une valeur ambiguë après i et e et le nom « vergue » pouvait être écrit « verge ». Cela explique des doublets surtout marins comme
« nager » (mot proprement français) et « naviguer » (mot d'origine
picarde). La prononciation n'était pas unifiée. Cependant, on avait
pris l'habitude d'employer un u après g dans les mots d'origine
germanique parce qu'ils provenaient de la semi-consonne w.
Cette semi-consonne était devenue /gu/ en italien et en espagnol, ce
qui a facilité l'adoption du u comme marque diacritique distinguant
l'occlusive /g/ de la constrictive /j/.
Cela a été étendu à des mots latins pour lesquels il n'existait pas de
u à l'origine, mais cela permettait un alignement de la famille, par
exemple distinguer, distinguant. La valeur diacritique du u est
faussement reconnue dans des noms comme anguille, Guise.
– L'ancien français employait le digramme ue pour noter la diphtongue /œ/. Ainsi, on écrivait cuer, fueil. Entre le XVIe et le XVIIe s., la convention bascule et c'est le digramme eu qui va noter la voyelle. La raison tient à la généralisation des graphies en qu et gu : on ne voulait pas que le u diacritique de consonne soit lu comme un u diacritique de voyelle. Le mot quel était anciennement kel,
mais il aurait été prononcé /kœl/ sans cette modification de l'ordre
des lettres. Cela évitait aussi de noter la diérèse dans des mots comme
muet. Cela correspondait aussi
à une volonté de réfection étymologique, mais ce n'est pas sans
conséquences : quelques noms ont conservé un u diacritique de voyelle comme je l'ai indiqué à propos de la lettre muette.
– Cependant, l'ancienne convention graphique va subsister dans quelques
mots où u est à la fois diacritique de consonne et de voyelle : cueillir et sa famille, cercueil, orgueil, écueil.
– En ancien français, le digramme eu notait une diphtongue ou deux
voyelles en hiatus. C'est cette graphie qui a été conservé pour le
verbe avoir au passé simple (eus, eus, eut, eûmes, eûtes, eurent) et au participe passé (eu). Le verbe avoir n'était pas isolé. D'autres verbes se conjuguaient comme lui : tu deus (devoir), tu cheus
(choir). La première voyelle se prononçait, il y a fréquemment diérèse
dans la poésie. Toutefois, cette graphie est tardive et elle
arrive après une graphie en o (il ot, il eut).
– Le basculement de ue à eu
a été rendu possible par l'existence précédente du digramme ou qui
notait en fait très souvent une double prononciation, soit /o/ soit /u/
surtout à l'initiale. Par exemple, couronne pouvait être écrite et prononcée aussi corone. La présence du u
dans le digramme ou n'est pas étymologique, mais liée au souci de
ménager des lectures différentes d'une sorte d'interlingua française.
La question de la double prononciation sera réglée au XVIIIe s. avec la fin de la querelle des ouïstes et des non-ouïstes.
– Le digramme au possède lui une autre origine. Le /u/ était bien prononcé au XIe s. Il provenait de la vocalisation d'un l davant consonne : alba > aube, caballos >chevals > chevaus.
Ou bien c'était le résultat d'une diptongaison : aqua > eau (Meigret
indique qu'il prononce une triphtongue et non une voyelle à la
Renaissance !) La disparition de la diphtongaison en français standard
à partir du XIVe s. et plus fermement au cours du XVIe
s. fait perdre tout intérêt à cette graphie, mais c'était sans compter
sur les conservatismes. Les humanistes retrouvaient là un digramme qui
existait en latin, qui avait noté aussi une diphtongue (certes disparue
à l'époque républicaine) et ils ont donc calqué des mots sur le latin
par exemple en doublant l'or (populaire) de l'auréole (savante). Et tous les deux se prononcent avec un /ɔ/.
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