Cela dit, les Gaulois étaient des gens compliqués. Ils
avaient quatre racines pour désigner le chêne :
deruo, erco et cassano. Commençons par la plus ancienne, erco.
Erco-
Cette racine peut sembler étrange, pourtant elle est
familière. Elle correspond au latin
quercus, nom du chêne
dans cette langue. On sait que les Gaulois avaient une
difficulté avec les
p initiaux issus de
kw indoeuropéen. Le terme remonte à
perkwuniā.
Le nom apparaît dans la désignation de la forêt
hercynienne (
herkunios en grec,
hercinia en latin) qui montre un fait :
le nom de cette forêt a été connu lorsque le p
gaulois était devenu un souffle ou un coup de glotte. La tribu
des Hercuniates chez Pline serait aussi celte. La forêt
hercynienne, c'est la forêt Noire en latin, mais le terme se
rapporte en géologie aux massifs anciens comme les Vosges,
l'Ardenne, le Massif central, le Massif armoricain, et puis même
aux monts issus du dernier plissement de l'ère primaire comme
les Appalaches.
D'autres pays tirent leur nom du chêne, c'est le cas de la
chaîne des Erzgerbirge en Allemagne, de l'Argonne (
sylva
Arguennensis à partir de *
Erkuna), mais encore d'un grand nombre
de lieux en terres germaniques par suite de l'emprunt. On la retrouve
aussi dans le nom illyrien de Corfou (
kerkura), mais sans rapport avec
le gaulois. Les noms gallois en Perth (buisson) seraient issus de cette
racine.
La racine indoeuropéenne serait liée au nom de l'orage,
cela se prouve par le nom du dieu de l'orage en lituanien
Perkűnias,
l'arbre sous lequel on s'abrite lorsqu'il pleut. Il a pris alors
d'autres sens dans les langues indoeuropéennes :
forha ou sapin
en vieil haut-allemand, sanskrit
parkafĭ ou figuier.
Deruo-
On entre dans le domaine le plus complexe. La racine
indoeuropéenne
*doru représente l'arbre, le bois. Elle se
retrouve en grec bien sûr et dans les dérivés
d'origine grecque dans le philodendron ou le doryphore. Le grec
doru
désigne aussi le chêne en particulier, mais il a plusieurs
thèmes de la même famille pour désigner l'arbre ou
le bois en général. L'anglais connaît le
tree qui
est issu de la même racine. Cett langue a gardé le sens
général pour l'arbre.
Là où cela se chamaille, c'est lorsque l'on
découvre que le druide est le connaisseur de l'arbre (le
dru-wis, celui qui sait sur l'arbre). Bon... quel arbre ? Le
chêne ? Pas forcément. Sans doute n'importe quel arbre
symbolique et magique.
Que reste-t-il de ce nom ? Des toponymes surtout. Le lac du Der
dans ma chère Champagne, mais c'est aussi Derf dans
l'Aube, Drevant dans le Cher, Darvoy dans le Loiret,
et puis Derby , mais si ! le derby est gaulois et non pas anglois. On a
encore des termes d'ancien français comme
derve ou «
écorce de bouleau »,
dervée ou « forêt
de
chêne ».
Cassano-
Cassanos, cela devient du domaine certain, se dit-on, cela donne le
français « chêne » et s'en moque que les
Romains parlaient du
quercus ! Pas si vite... Le cassanos gaulois
soulève encore plus de difficultés. D'abord la
forme ne possède aucune étymologie
indoeuropéenne, or c'est le seul mot désignant qui ait
survécu pour désigner l'arbre précis. C'est
très génant si l'on se réfère au culte
prétendu des Gaulois envers le chêne. L'astuce dans ce
cas, c'est de faire croire que la désignation serait
métaphorique et tabouée (on n'a pas le droit de dire le
nom de l'arbre sacré et on emprunte au parler antérieur),
mais rien ne
prouve l'importation de nouveaux cultes par les Gaulois, la
célébration du chêne pouvait avoir eu lieu avant
eux.
Et puis que trouve-t-on encore ? Le mot serait à rapprocher du
gaulois
cassi- que l'on trouve dans la tribu des Bodiocasses qui
donnent leur nom à Bayeux, des Durocasses de Dreux (tiens,
tiens... un pléonasme puisque
casso- et
duro- sont synonymes),
des Tricasses de Troyes, des Velliocasses dans le Vexin, des Viducasses
de Vieux, toutes les tribus sont désignées par leurs
coiffes ou ce que l'on en suppose. Tout cela voudrait dire «
blond, chevelu, bouclé, au signe distinctif (et donc saint ou
honoré) ». Il y aurait eu une confusion entre la
chevelure, la coiffe, la teinture de la toison et puis d'autre part la
forme des forêts chez les Gaulois. C'est ce qui aurait fait
écrire la Gaule chevelue (
Gallia comata) par César. La
Gaule chevelue était la Gaule qui n'était pas
forcément pourvue de Gaulois hirsutes, mais la Gaule qui
était riche en chênes et en autres arbres.
On va un peu plus loin : pourquoi les Gaulois qui ont parfois
abandonné le nom ancien et indoeuropéen
erco-
auraient-ils eu un tabou particulier envers le chêne et
auraient-ils renoncé au nom latin du quercus afin de maintenir
un cassano- non indoeuropéen, mais bien répandu chez eux
? Le
cassano-
est d'origine
pré-indoeuropéenne et il s'est maintenu parce que la
population antérieure n'était justement pas gauloise. La
désignation métaphorique n'était d'ailleurs pas le
propre des Gaulois.
Tanno-
Le mot désignait peut-être une sorte de chêne vert. Il subsiste en breton
tannen « chêne », en vieil irlandais
tinne ou
teine, « houx », en cornique
glastannen « chêne » ou « yeuse ». Le mot a été rapproché de l'allemand
Tanne (sapin), sans vraie preuve phonétique.
On le retrouve dans des toponymes come Théneuil
(Indre-et-Loire), Theneuille (Allier), Thénioux (Cher),
Tanaüs (Haute-Loire), Tanneyol (Yonne), Tannay
(Ardennes, Nièvre), le département du Tarn.
Le mot commun
tan (XIII
e s.) qui donne le verbe
tanner, les dérivés
tanneur et
tannerie ont probablement la même origine car on préparait les cuirs avec une poudre d'écorce de chêne.
Cette origine est controversée : Pierre Guiraud rapporte le mot courant au latin
thannus, ou
thamnus, qui désignait un buisson, un tronc d'arbre, un arbrisseau par emprunt au grec
thamnos. Le tan serait donc le produit d'un arbuste et non du chêne.
Æsculus
Ce terme désignait en latin le chêne rouvre, il se
rapportait plus précisément au chêne
consacré à Jupiter. Le mot
æsculetum
dénommait une forêt de chênes, mais aussi un
quartier de Rome. Le terme n'a pas de descendance en français,
mais ses cousins se rencontrent dans d'autres langues
européennes.
La racine indoeuropéenne aig- pour « chêne »
est suffixé en latin avec -ulus diminutif. C'est le chêne
familier. On la
voit aussi dans le grec
aigilôps qui se rapporte métaphoriquement aussi à la folle avoine.
L'anglais conserve plus cette base. Le mot
oak , « chêne », provient de là. MOE
ook, OE
Ac. Le tout provient du germanique commun
eih pour
le chêne. On peut noter que l'anglais fait entrer le terme en
composition pour désigner des arbres qui ne sont pas
apparentés au chêne :
chestnut oak (châtaignier),
chinquapin oak, cork oak (chêne-liège),
durmast oak, evergreen oak, holm oak... Le plus étrange, c'est le fait que le pluriel peut être aussi
oak, on a donc un collectif qui montre le fait que le terme a pu être générique.
La même racine se retrouve dans l'allemand
Eiche et
Korkeiche (chêne-liège)
Robur
La racine indoeuropéenne
rudh- se rapportait à deux idées associées, la force et la rougeur. Le mot
robur ou en latin populaire
robor (d'où est issu le rouvre par le biais de l'accusatif
roborem)
était un des noms du chêne, le terme le plus ancien
était robus régulier mais qui a subi le rhotacisme propre
au latin. Les Romains se servaient du terme robur pour désigner
un chêne très dur, et par extension un bois ou un objet en
bois dur. La couleur était associée à une
qualité particulière, celle de la force, de l'endurance,
de la résistance, de la vigueur, de la dureté Ils
connaissaient aussi la parenté sémantique entre la
couleur rouge et ce nom du chêne. On retrouve la même
racine dans les mots
ruber, rubeus (rouge),
rubor (rougeur),
russus, rufus (roux),
rutilus (rouge brillant),
rubicundus (rubicond),
robigo (rouille),
rubrica (ocre rouge),
robustus.
Il se peut que le terme n'ait pas vraiment pris en Gaule, sauf dans
certains lieux. On trouve le toponyme (et donc aussi des patronymes)
Rouvray, voire Rouvroy dans le nord de la France : Aisne, Marne,
Pas-de-Calais, Yonne, Seine-Maritime, Eure-et-Loir, Meuse. Ce sont des
zones de colonisation germanique dense. Le nom latin a alors
éliminé le nom gaulois et le nom
pré-indoeuropéen par la présence d'un adstrat qui
possédait encore un autre nom pour le chêne comme arbre.
Le nom commun rouvraie ou endroit où poussent des rouvres est
tardif :
rouvraye, 1611.
Le nom rouvre apparaît lui aussi tardivement en français.
Roure en 1401,
robre en 1538,
rouvre
en 1552. Le mot est d'origine populaire évidente. Cependant, son
absence en ancien français témoigne sans doute d'une
défiance envers la couleur rouge, diabolique, dans la culture
aristocratique. Le mot s'est maintenu, mais de manière
très locale car le terme est inconnu dans la plupart des parlers
d'oïl. Il a sans doute été plus employé dans
les lieux où il n'y avait pas de filiation claire entre le
nom du chêne et puis la couleur rouge, dans les lieux plus
germanisés.
Il est possible que les Romains ou les Gallo-Romains aient fait la distinction entre le chêne (
Quercus pedunculata) et le rouvre (
Quercus sessiliflora), mais ce n'est pas certain : l'italien parle de
quercia (chêne, de
quercus) et de
rovere (rouvre, de
robur), l'espagnol emploie roble (chêne et rouvre, à partir de
robur) et encina (chêne, sans doute de même origine que
æscinus), mais
alcornoque pour le chêne-liège (avec un article arabe et
emprunt aux langues germaniques). La confusion devait exister en latin.
Quercus
Voilà le nom savant du chêne. Il n'a pas survécu en
français courant, ou presque. Cependant, on le trouve dans
l'italien
quercia (avec maintien du genre latin), en sarde
kerku, en portugais
carvalho. Le Quercy n'a aucun rapport avec ce terme, c'était le lieu de la tribu des Cadurces liés au sanglier. Le
quercus
n'a pas pris dans la France du nord, sans doute parce qu'elle
était moins fortement romanisée et plus fortement
germaine, mais avec un substrat qui tenait à ses noms anciens.
Il existe encore d'autres formes comme le
garric et donc la
garrigue
à partir du provençal, mais cela reste marginal.
Le nom
garrigue apparaît en 1544 au sens de lande par emprunt du provençal
garriga (1120) qui désignait un lieu aride. Le mot remonte au latin médiéval
garrica, garriga
(817) pour désigner le chêne kermès et les objets
faits dans ce bois. Le terme soulève beucoup de
difficultés car les mots similaires dans le domaine
méditerranéen se rapportent à des endroits
incultes, emplis de plantes épineuses, et il n'y a pas de lien
clair entre la garrigue et le chêne. On peut supposer qu'il y a
eu confusion avec la racine pré-indoeuropéenne
car- pour la pierre, et donc une analogie entre les plantes de ces lieux et la particularité de la terre.
Chêne
Notre cassano gaulois revient.On pourrait disserter longuement sur la
fortune de ce nom. Cependant, on peut noter quelques faits importants.
1) Le nom du chêne (d'abord
chasne vers 1100) est dû à l'attraction du
fraxinus latin (le frêne), d'abord
fraisne en ancien français. Cela s'explique par la forme en latin populaire
casnus
(866). L'absence de la diphtongue /je/ à la différence
des autres mots issus de /ka/ initial en latin est anormale. La
palatalisation de /ka/ pourtant en entrave est aussi anormale.
2) Il y a deux formes possibles, une avec /ch/ dans presque tout le
domaine d'oïl, une avec /qu/ principalement dans le domaine
normanno-picard puisque la chuintante était ignorée par
les envahisseurs vikings. Les formes Quesnay ou Lachenay sont donc
strictement synonymes, dans les deux cas on a affaire à des
toponymes ou des anthroponymes se rapportant à un lieu de
chênes.
3) Ce mot devait être assez générique pour les
Gaulois, au point de résister aux apports successifs qu'ils
soient germaniques, normands, latins.