L'aloyau fin


Oyez, oyez, jeunes gens et jeunes filles !


Votre bon oncle Dom va vous narrer un de ces faits instructifs et véridiques qui construisent une culture. Il s'agit de l'histoire d'Halloween, ou plutôt de l'aloyau fin.

Il était une fois, quelques temps entre jadis et nagère, en pays de France, une famille certes française, mais pauvre, oui mais pauvres et méritants. Le père se tuait à la tâche car il était honnête et sot : il ne tentait jamais d'échapper à la corvée ou de payer la gabelle jusqu'au dernier sol. La mère était un panier percé car elle était pieuse et sotte. Les enfants n'étaient pas moins sots, mal vêtus et sales, mais ils possédaient une âme pure. Cette famille, pauvre entre les pauvres, ne possédait qu'une vache, enfin une idée de vache tant elle était maigre. Elle ne pouvait donner qu'une petite pinte de lait, et encore dans les bons jours. Le pauvre petit champ sur l'ubac, parsemé de cailloux, était planté de citrouilles car le seigneur adorait la soupe de citrouille, et les Martin mangeaient donc aussi de la soupe de citrouille tous les soirs. Mais tout le monde était heureux, l'homme, la femme, les enfants et la vache, car l'on vivait dans le bon royaume de France sous le règne d'un roi clément qui se contentait de brûler les juifs, les Templiers, les cathares, les parfaits, les sorcières...   

Adoncques, un jour, une méchante fée, Charognasse pour ne pas la nommer, décida d'induire en tentation cette exemplaire famille chrétienne. Elle se présenta comme envoyée par Notre Seigneur afin de récompenser les mérites de cette brave famille et elle déclara au père et à la mère :
« Vous ne mangez pas tous les jours à votre faim et les allocations familiales ne sont pas pour demain. Je peux vous donner le plat dont vous avez envie et faire en sorte qu'il soit présent tous les jours sur votre table. La seule condition, c'est que la nourriture soit tirée de votre manure. »
Les deux époux se consultèrent : ils se demandaient quel était le meilleur mets entre les châtaignes, les racines et les soupes d'orties. Soudain la femme eut une illumination :
« Nous n'avons jamais mangé de viande ! Il nous faut de la viande ! Cela nous changera de la soupe de citrouille.
— Soit, ma mie, mais laquelle ?
— De la viande de vache, nous n'avons pas d'autre beste, hélas !
— Et quelle pièce désirez-vous ?
-— Quelle est donc la meilleure pièce pour les seigneurs ?
— Il paraît que c'est l'aloyau...
— Alors de l'aloyau ! mais de l'aloyau fin, n'est-ce pas ?
— Il en sera ainsi. »

Nos pauvres manants, mais méritants, mais chrétiens, mangèrent donc tous les soirs en plus de la soupe de citrouille, de l'aloyau fin. Cela dura un an, deux ans... Mais un sinistre soir du mois d'octobre, la méchante fée Charognasse se présenta devant la benjamine qui était en train de traire la pauvre vache de sa malheureuse demi-pinte de lait :
« Le bon lait que voilà ! Est-il pour vous ?
–- Nenni, doulce dame, pour notre seigneur et maistre.
–- Et que mangerez-vous ce soir à la vesprée ?
–- Berk ! De la soupe à la citrouille et de l'aloyau fin. Encore...
–- J'ai des bonbons, veux-tu en gouster ?
— Ch'est bon ! Comment che dois faire pour que che puiche en mancher d'autres ?
— J'en ai aussi pour tes vingt et un frères et sœurs. Écoute-moi... »

Et ce soir-là ce fut une sarabande, un sabbat, une ronde infernale. Les vingt-deux petits Martin, jusqu'alors chrétiens et méritants, percèrent des yeux dans les citrouilles du père, ils se couvrirent le visage de morceaux d'aloyau fin comme de masques, ils allèrent dans le voisinage en menaçant les paisibles villageois d'un : « La trique ou des tripes ! » (Ils avaient eu envie de goûter aux bas-morceaux afin de changer un peu de menu...) Le village, jusqu'alors on ne peut plus bon catholique, en fut métamorphosé. Le curé vitupéra en chaire, on envoya un inquisiteur, on dressa des bûchers. Rien n'y fit. Quelques-uns des Martin émigrèrent ensuite en Irlande, puis de là en Amérique. La tradition se poursuivit, mais le nom fut déformé par tous ces changements et le passage dans une autre langue, c'est ainsi que l'« aloyau fin » devint « Halloween ». Ce sera tout pour ce soir, jeunes gens et jeunes filles.

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