Champagne !
Une question fondamentale mérite d'être
posée : faut-il sabler ou sabrer le champagne ? Les
deux peuvent se faire, mais dans un certain ordre. Et il faut aussi
songer à frapper et à fesser plutôt, car qui aime
le champagne le châtie bien.
Il convient d'abord de sabrer le champagne. Le geste délicat du
débouchage, dans un silence religieux, requiert de l'attention
pour distinguer le moment où le bouchon en forme de champignon
finira de glisser pour jaillir et libérer une gerbe de mousse
pétillante. Pour ce faire, il convient de faire tourner d'une
main la bouteille et de maintenir dans le même temps fermement le
bouchon avec le pouce pour veiller à l'issue de l'office.
L'expression est aujourd'hui passée avec le sens d'ouvrir La
bouteille.
Il existe une pratique plus expéditive qui consiste à
trancher d'un geste sec à l'aide d'une arme blanche les fils du
muselet qui emprisonnent le blanc sec. Le revers d'un sabre glisse le
long de la bouteille de bas en haut, mais le risque est de briser le
verre avec la pression du gaz conjuguée au coup. Il ne s'agit
pas de décapiter la bouteille, comme un vulgaire Bourbon, mais
de libérer d'un coup l'appareil qui protège son contenu.
Ce comportement de hussard remonterait selon Claude Duneton aux
campagnes des armées estrangères en Champagne, en 1815,
1870 ou 1914. J'éprouve quelques doutes sur ces dates.
En 1914, l'avancée allemande s'est arrêtée au
vignoble de Reims et de Château-Thierry, pas de caves dans le no
man's land promis à la boucherie. En 1815, l'occupation a plus
affecté Paris et le vin de Champagne n'était pas encore
réputé ; on parlait des vins d'Aÿ ou de Vertus
et non du champagne. En outre les batailles livrées dans la
Marne le furent en 1814, de manière expéditive. Reste
1870. Mais dans quelle mesure cela ne tient-il pas à des rumeurs
que Maupassant, entre autres, a colporté dans ses
nouvelles ? On voit une telle scène dans
« Mademoiselle Fifi ». Et comment le comportement
de hordes de pillards, ou prétendus tels, aurait-il pu
être à l'origine d'une expression positive ?
L'absence de date pour attester l'apparition de cette locution me
laisse penser qu'il s'agit d'une déformation de
« sabler le champagne » et que le sens en a
été ensuite déformé. Il est certain que le
muselet recouvrant la capsule et le bouchon est postérieur
à l'apparition de l'expression « sabler le champagne
». Puis viennent les explications controuvées,
fondées sur des souvenirs littéraires à partir de
récits fondés sur des rumeurs ou la propagande du temps.
On le voit aussi à propos de la légende
étymologique du mot
bistrot
qui n'a rien de russe. Mais peut-être la
réalité est-elle plus désagréable encore
à l'esprit patriotard de Duneton. Il n'a pas manqué
d'officiers français dans cette région entre 1856, date
de la création du camp de Châlons, et 1914. Les beuveries
d'officiers de cavalerie français auraient été
alors prises comme une revanche... Après quoi on pouvait, dans
la bonne société, associer aux
odieux tudesques le manque de panache.
« Sabler le champagne » signifie le boire d'un
trait. Selon le « Dictionnaire » de
Furetière : « Sabler un verre de vin. Ce mot se
dit par quelques personnes pour l'avaler d'un coup. De même que
l'on jette précipitamment la matière fondue dans le
moule, on jette du vin dans le gosier et c'est par cette ressemblance
que l'on dit sabler un verre de vin. » Mais un
véritable amateur de champagne, ou seulement de vin, peut-il
sabler ? Néanmoins la notion de rapidité a disparu,
tout comme l'idée de violence dans l'expression
précédente.
Le Sage écrit en 1706 :
Chers enfants de Bacchus, le Grand Grégoire est mort
Une pinte de vin imprudemment sablée
A fini son illustre sort
Et sa cave est son mausolée.
Une autre explication se trouve chez Littré :
M. Roche, de Marseille, m'écrit : « Sabler le champagne, c'est le boire d'une manière particulière que l'on
pratiquait fort au siècle dernier, si j'en crois les souvenirs que rapportent quelques personnes : elle consistait
à prendre un verre, celui qu'on désigne sous le nom de flûte, à y souffler dedans de manière à recouvrir
la surface interne d'une légère buée, à saupoudrer ensuite avec du sucre finement pulvérisé ; une
portion restait adhérente aux parois ; dès lors, l'excès de sucre rejeté, c'était dans cette gaîne de sable
que l'on versait le champagne, qui se résout alors complétement en mousse. En donnant cette origine à
la locution, on reconnaît le fait démontré du dégagement gazeux facilité dans une dissolution par
l'introduction d'un corps rugueux et, à fortiori, par une matière pulvérulente. On comprend également
que, par transition, on ait pu attribuer à cette locution le sens généralement admis : on ne sablait le
champagne que pour le rendre plus mousseux ; de là la nécessité de le boire vite et d'un trait. » En fait
de locution, la moindre tradition vaut mieux que la plus belle conjecture. Je pense donc qu'on peut
accepter l'explication fournie par M. Roche.
Une explication par l'ajout de sucre est aussi fort fréquente, mais elle ne repose sur rien de sérieux.
Autre question eschatologique de la plus haute importance : le
champagne doit-il être servi
« frappé » ? À l'origine, au
XVIII
e s., le vin était rafraichi quelques instants
dans la glace, c'est-à-dire dans de l'eau avec des
glaçons qui « frappaient » la bouteille.
on obtenait ainsi la bonne température pour servir le vin.
L'expression
n'a plus été comprise vers 1900 et les bouteilles ont
été présentés dans des seaux remplis de
glace, ce qui porte le vin à une température de 2
degrés et le rend imbuvable ! Il doit être
dégusté entre 6 et 9 degrés, certains disent
à 10. Ne nous frappons pas ! Il existe de pires
procédés pour dénaturer ce breuvage comme le
verser dans un
verre de cristal où l'on ne verra pas les bulles.
Mais le mieux n'est-il pas encore de « fesser le
champagne » ? Cette expression n'est plus
employé aujourd'hui et c'est dommage. Selon
le Dictionnaire de l'Académie
de 1798, cela signifiait : « Boire beaucoup sans
être incommodé. » L'expression a
été utilisée au cours du XIX
e s. Regnard écrivait en 1694 dans
la Sérénade : « Elle
fesse son vin de Champagne à merveille et sur la fin du repas
elle devient fort tendre. » Quand un vin a de la cuisse, le
verbe n'est pas trop cuisant, mais il fait son effet. Si en plus une
belle est de la partie, le champagne risque de faire battre la
campagne, mais cela permet de ne pas entrer en campagne, cela promet
une belle partie et
l'on en verra de belles !
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