L'alphabet latin de Claude
Dans ses « Chansons », Paul-Jean Toulet écrit :
En l'an 801 de Rome
César Claudius convint
De quelques mesures, afin
D'aider au bonheur des hommes.
Un aqueduc fut parfait,
Une loi réprima l'usure ;
Et trois caractères furent
Ajoutés à l'alphabet :
Savoir (ainsi nous enseigne
Tacite) l'F inversé,
L'antisigma, l'I barré*,
(/Cf./ le /Corpus/ du règne).
* Il s'agit d'un <i>.
Je trouve bien la mention de ces signes dans les Annales (livre XI, chapitres13
et 14).
Novas litterarum formas addidit
vulgavitque, comperto Graecam quoque litteraturam
non simul coeptam absolutamque. . . Et forma litteris Latinis quae
veterrimis
Graecorum. Sed nobis quoque paucae primum fuere, deinde additae sunt.
Quo
exemplo Claudius tres litteras adiecit, quae usui imperitante eo, post
oblitteratae,
aspiciuntur etiam nunc in aere publico dis plebiscitis per fora ac
templa
fixo.
« Il fit ajouter trois nouveaux caractères à l’alphabet, en arguant
du fait l’alphabet grec lui aussi n’avait pas été achevé
aussitôt que commencé […] Et le dessin des lettres latines correspond
au dessin des lettres grecques archaïques. Mais nous aussi au début
nous en utilisions peu, on en ajouta par la suite. Conformément à
cet exemple, Claude ajouta trois lettres dont on se servit sous son
règne
puis qui tombèrent dans l’oubli. On les voit encore de nos jours sur
les tables de bronze officielles apposées sur les places publiques
et sur les temples pour publier les actes publics. »
Toutefois Tacite ne nomme pas les signes, ne donne pas leur forme et
surtout leur valeur. Voici un extrait de la vie de Claude par Suétone
(chapitre 41).
Tiberius Claudius Drusi filius Caisar
Augustus Germanicus, pontifex maximus,
tribunicia potestate nonum, imperator sextum decimum, consul quartum,
censor,
pater patriae, auctis populi Romani finibus, pomerium ampliavit
terminavitque et pomerium Vrbis auxit Caesar, more prisco, quo iis qui
protulere imperium
etiam terminos Vrbis propagare datur. [...] Novas etiam commentus est
litteras tres ac numero veterum quasi maxime necessarias
addidit ; de quarum ratione cum privatus adhuc volumen edidisset, mox
princeps
non difficulter optinuit ut in usu quoque promiscuo essent. Extat talis
scriptura
in plerisque libris ac diurnis titulisque operum.
« Tibère Claude César Auguste, fils de Drusus, grand pontife,
revêtu de la puissance tribunicienne pour la neuvième fois, salué
imperator pour la seizième fois, consul pour la quatrième fois,
censeur,
père de la Patrie, pour avoir augmenté le territoire du Peuple
romain a agrandi le périmètre sacré et l’a fait borner. Claude
César agrandit aussi le périmètre sacré
de Rome, selon l’ancien usage qui donnait le droit à ceux qui avaient
repoussé les limites de l’Empire d’agrandir aussi l’enceinte de la
Ville. [...] Il inventa aussi trois lettres qu’il ajouta à l’ancien
alphabet, les
jugeant tout à fait nécessaires. Il avait publié un
volume sur cette question alors qu’il était encore simple particulier
; plus tard, devenu empereur, il obtint sans difficulté qu’on les
employât aussi à côté des autres. Ces caractères
ainsi conçus se voient encore dans la plupart des livres, dans les
journaux et les inscriptions des monuments. »
James G. Février, dans son Histoire
de l'écriture, (Paris, Payot, 1959, réimpr. 1984), écrit p. 476 :
« L'empereur Claude (+41 à +54), qui se piquait d'érudition,
introduisit trois nouveaux signes dans l'alphabet latin : l'un,
l'antisigma, destiné à noter le « ps », n'est pas une consonne
véritable, mais un groupe de deux consonnes. Plus intéressantes étaient
les deux autres innovations, qui consistaient à rendre la voyelle « u »
(« ou » français) au moyen du digamma renversé, de façon à réserver le
V comme consonne, et à employer le signe pour noter un son
intermédiaire entre « u » (« ou » français) et « i », soit probablement
quelque chose d'analogue à l'« u » français et à l' « ü » allemand. En
fait, ces deux derniers signes se rencontrent parfois sur les
inscriptions monumentales de l'époque de Claude, mais l'usage en a vite
disparu.».
L'antisigma
La lettre grecque sigma a plusieurs dessins en capitale Σ, en minuscule
ς (final) et σ (initial, interne). Mais il existe aussi le sigma
lunaire ϲ.
Ce sigma ressemble à notre C, c, mais il ne lui a pas donné naissance.
Cette dernière lettre provient du G, g issu de gamma capitale Γ. En
revanche, le sigma lunaire a donné naissance à la lettre cyrillique Cc,
qui correspond à notre S, s latin. L'antisigma est donc un signe avec
la tête en bas, l'ouverture à gauche.
Claude n'a pas repris le psi grec Ψ, ψ
alors que sa valeur de /ps/ était identique. La lettre devait aussi
noter le digramme bs, comme dans absolutus, obscurus. Cela prouve que
la bi-labiale /b/ était assourdie au contact de la constrictive sourde
/s/. L'utilité de ce signe était réduite, malgré la fréquence de cette
séquence en latin.
Le digamma renversé
Le grec archaïque possédait une lettre nommée digamma Ϝ. La forme de ce
signe était souvent penchée. Le digamma grec correspond au phonème /w/
opposé au phonème /y/ de l'upsilon Υ,υ.
Le digamma était nommé ainsi car il présentait deux barres au contraire
du gamma à une barre supérieure. C'est cette lettre qui est passée en
étrusque, puis en latin et qui a donné naissance à notre F, f.
Le digamma renversé se présente la tête en bas, donc avec la hampe à
droite et les barres horizontales au milieu et en bas.
Le latin connaissait une évolution au Ier s. après
Jésus-Christ sous la pression des populations celtes présentes en
Italie du Nord. La semi-consonne /w/ était notée par la lettre V, mais
ce phonème était en train d'évoluer soit vers la labio-dentale sonore
/v/, soit vers la voyelle /u/, soit encore vers la voyelle /y/. Il y
avait consonnification ou vocalisation. La réforme de Claude montre que
dans un mot comme vulpes,
écrit VVLPES, les deux
premières lettres ne notaient plus le même son.
Il faudra attendre la Renaissance et l'apparition des lettres ramistes
dues à Sylvius pour que V, v consonne soit nettement distingué de U, u
voyelle même si l'usage continuera longtemps d'employer les deux
lettres pour des phonèmes différents selon leur place dans le mot. La
lettre claudienne, le digamma renversé, manque dans l'alphabet car on a
recours à des digrammes pour noter son phonème en français (« ou » dans
foule), en anglais (« oo »
dans foot), en néerlandais («
oe » dans voet) ou au jeu des
diacritiques en allemand (« u » dans Fuss
qui s'oppose à « ü » dans Füschen),
en portugais (fósforos, «
allumettes », se prononce /fosfurus/).
Le I barré
Le I barré comportait une barre médiane à droite de la hampe ; cette
barre était horizontale contrairement à la barre oblique de
la lettre polonaise Ł, ł. Le procédé de l'ajout d'une barre avait déjà
été employé en grec pour distinguer gamma et digamma, en latin pour
conserver à C issu de gamma la valeur d'un G ou pour éviter la
confusion entre P issu de pi Π et R issu de rho Ρ.
Ce I barré est symétrique du digamma renversé : il montre que la lettre
V ne notait plus seulement une semi-consonne. Néanmoins la mutation est
peu claire : il s'agissait d'une voyelle postérieure qui devait se
réaliser soit comme un /y/, soit comme un /i/. Ainsi le mot mura a évolué dans certaines
régions d'Italie du Nord en mila,
tandis qu'il est devenu /myr/ en français. Si la lettre notait un /i/,
cela démontrerait que le J latin était passé de la semi-consonne yod au
/i/ voyelle, mais cela ne correspond pas à la consonnification du J en /j/
qui est postérieure. Il a pu en revanche exister un phonème
intermédiaire, plus proche du /y/ et qui se trouvait noté par l'upsilon
grec devenu ipsilon dès l'époque républicaine. La voyelle /y/
existe dans une partie du territoire italien aussi et notamment
au Nord
jusque Parme, elle a commencé à se former dès l'époque latine et sous
la pression ethnique selon Bourciez, ce qui nous amène à une influence
gauloise probable à Rome aussi.
Je remercie Jean Poulain de ses précisions.
Revenir au cabinet de curiosités
Revenir au sommaire