Cru et crû


L'on écrit croire et croître, ce dernier avec un accent circonflexe. Cela permet ensuite de distinguer les troisièmes personnes : il croit en Dieu, il croît en sagesse. L'accent s'explique par le fait que le premier verbe dérive de credo et le second de cresco, l'accent note ici un s absent. On pourrait avoir une légère hésitation en pensant que les Croisades sont liées au fait de croire, mais tel n'est pas le cas, et il faut savoir que le croît, déverbal du second verbe, désigne l'accroissement des troupeaux sans qu'on les croise (et par dérivation le surcroît, ou le décroît).

Néanmoins tout se complique lorsque l'on aborde les participes passés. Certes on peut se référer à la règle précédente : j'ai longtemps cru en Dieu (de croire), mais je n'ai pas crû (de croître) dans l'estime des autres. Et pourtant... Le problème vient lorsque ce qui est crû se retrouve substantif : Noé a abusé de son cru après la décrue des eaux...

Les dérivés de croître ne suivent pas la règle donnée au départ quand ils deviennent substantifs.  Sauf que... Noé, recru de fatigue, avait pu négliger un recrû de sa vigne. Les deux termes sont pourtant de même origine, à partir de recroître qui donne ensuite recruter. Il y a de quoi s'en faire accroire. Et voilà comme on finit par écrire « un bon crû » comme s'il suivait une règle uniforme.

Le cru, qui désigne le terroir ou le vin, vient précisément du verbe croître et il devrait porter logiquement un accent circonflexe or il n'en a pas. Pourtant cet accent serait fort utile pour le distinguer du cru, adjectif qui peut être substantivé (le Cru et le Cuit de Lévi-Strauss). En fait l'accent ne sert pas ici à distinguer les homonymes comme il le devrait, mais à compliquer les règles...

Pourquoi ces divergences ? Jusqu'en 1740, on écrivait creu – avec diverses variantes pour le tréma – . À ce moment, l'Académie française décide de noter la réduction de l'hiatus et la longueur de la voyelle en supprimant le e – comme Furetière en 1690 – et en ajoutant un accent circonflexe : crû (au masculin) et crûe (au féminin, aussi). Une fort bonne action, pensera-t-on... Oui, mais c'était alors pour le participe passé de croire ! Croître avait des participes sans accent !

Jusqu'en 1740, on écrivait l'infinitif croistre, sauf chez Richelet croître en 1680. En 1740, le verbe prend un accent notant la lettre amuïe et la longueur. Et l'on se retrouve avec un système déséquilibré : croire se conjugue elle s'est crûe, croître se conjugue il s'est cru

En 1762, on revient en arrière et cru de croire se retrouve sans accent circonflexe. Seulement... cela fait trois homonymes à présent : on a changé aussi l'orthographe de crud (de crudus, adjectif) en cru.

En 1798, l'accent circonflexe passe à croître au participe passé masculin afin de le distinguer de l'autre participe. Dans la foulée, on généralise l'accent circonflexe au présent (je croîs, tu croîs, il croît) et au passé simple (je crûs, tu crûs, il crût, nous crûmes, vous crûtes, ils crûrent), tout comme aux futurs formés sur l'infinitif (je croîtrai, etc.). Et voilà le seul verbe qui prend systématiquement un accent au passé simple ! On modifie aussi le dérivé substantif recrû – terme forestier –, mais on ne touche pas au cru ou vignoble, à la crue du fleuve, à la recrue du régiment. Quant à celui qui est recru de fatigue, il ignore que cet adjectif dérive de recredere et que recroire a existé au sens de se rendre à merci.

Pour compliquer le tout, cruement était devenu crument en 1762 sur le modèle de cru adjectif, auparavant crud. En 1798, on décide de noter la longueur et la réduction d'hiatus dans crûment, mais non dans cru, crud. Le modèle est celui des autres adverbes : nûment, dûment, etc.


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