Ès, lès, près, très

 

Ès

Baudelaire avait commis une erreur dans sa dédicace des Fleurs du Mal à Gautier pour l'édition de 1857. Il avait écrit que le « poëte impeccable » était « magicien ès langue française ». L'orthographe de « poëte » ne constitue pas l'erreur pour l'époque. L'édition du dictionnaire de l'Académie de 1878 donnera la graphie « poète », mais Claudel usera encore de l'ancienne graphie bien après. Fait étrange, Baudelaire écrit que cette forme donne « deux pieds » et « poète » un seul... Et l'on voit que Baudelaire a devancé une révision orthographique puisque l'édition de 1861 fournit « poète ».

 L'erreur de Baudelaire réside en fait dans le singulier après « ès ». Cet article contracté ne peut se trouver que devant un nom au pluriel car il signifie « dans les » (de in illos). Baudelaire a corrigé à la main sur des exemplaires de presse cette bourde et il a écrit : « ès langueS françaiseS ». Voilà qui est bien singulier et visionnaire... Puis, en 1861, la dédicace est devenue « ès lettres françaises ». Fallait-il tenir à ce « ès » qui sent un peu trop son pédant ! Ou bien faut-il que le passage de la « langue » aux « lettres » ne soit aussi innocent... L'emploi même de « françaises » ne laisse de troubler lorsque l'on sait que et Gautier et Baudelaire se sont aussi livrés aux lettres latines, ou à la langue latine.

La préposition « ès » avait un masculin singulier « ou » qui n'a pas survécu au XVe s. Il était issu de in illum Villon écrivait au XVe s. : Ou temps de ma jeunesse folle.  Et Jean Lemaire de Belges au siècle suivant : Ou monde n'est semblable mélodie. Le féminin singulier était « au » de in illam. Il s'agissait donc d'un article défini contracté complet et en tous points comparable à « au(x) » et « du », « des ». L'article contracté « au » remplace au XVe s. définitivement « ou », ce qui explique des constructions doubles comme : en mon nom et au vôtre, croire en Dieu et au diable.

Cette forme ancienne de « au » explique la répartition des prépositions devant des noms de pays : se rendre au Luxembourg (en le Luxembourg) ou en Luxembourg (construction classique). La préposition « au » est surtout utilisée devant les noms de pays masculins commençant par  une consonne. Mais la règle n'est pas absolue notamment pour les noms de provinces, de départements : en Limousin, en Languedoc, en Roussillon, en Béarn, en Hainaut, etc. Je consacre d'autres pages à ces questions.

 Le « s » qui n'était plus prononcé est majoritairement rétabli aujourd'hui dans « ès lettres ».  On trouve la locution dans des expressions consacrées : docteur ou licencié ès lettres, docteur ou licencié ès sciences, maître ès arts, agir ès qualités. Dans la locution juridique archaïque : verser une somme ès mains d'un tel. Elle figure aussi dans des toponymes : Riom-ès-Montagnes, Saint-Pierre-ès-Liens qui peut se dire aussi Saint-Pierre-aux-Liens, Sury-ès-Bois. Elle figure surtout dans des expressions qui se veulent littéraires ou plaisantes comme « ès ruses ». Le lion, pour bien gouverner, Voulant apprendre la morale, Se fit un beau jour amener Le singe maître ès arts chez la gent animale. (La Fontaine.)

Au XVIIe s., l'emploi de l'article contracté pluriel était encore senti comme normal : Le bien qui se trouve ès choses temporelles, Pascal.

Parmi les différentes localités qui comprennent cet article, citons : Saint-Alyre-ès-Montagne, Méry-ès-Bois, Pierrefitte-ès-Bois, Saint-Pierre-ès-Champs (deux communes, une en Île-de-France et une en Picardie),
Saint-Martin-ès-Vignes (paroisse de l'Aube). Des lieux-dits : Pont-ès-Chats, Pont-ès-Bigots, Pont-ès-Retours (près de Vire), Pont-ès-Omnès, Pont-ès-Caille, Pont-ès-Marais... 


En regardant cette illustration, tu dirais que Gaston est un expert ès...

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