JJadis, naguère, autrefois, antan


Le mot piece; morceau, fragment, indiquait au Moyen Âge une quantité à l'instar des copules négatives point (pas un point), pas (pas un point), goutte (pas une goutte), mie (pas une mie). Mais il s'était spécialisé dans le temps : une piece signifiait quelque temps, peu de temps. D'où petite piece, peu de temps, quelque temps, et a petit de piece, en peu de temps ; son contraire grant piece signifiait un long temps, après longtemps, et par extension heure avancée. Ce dernier pouvait être changé en bone piece, longtemps ; « bon » agissant comme un intensif comme « beau » dans il y a beau temps ou la belle lurette. Je passe sur quelques constructions équivalentes à nos actuels pour un temps, au bout d'un temps.

L'intérêt du mot piece réside dans la forme pieça, locution figée pour : il y a une pièce de temps, sous-entendu depuis longtemps, il y a un bon moment. Le verbe avoir a été agglutiné au nom adverbialisé. Paradoxalement la quantité indéterminée de temps devient un long espace. Or si le mot pieça a disparu, ce même procédé a servi à construire l'adverbe « naguère à partir de « n'a gaire » (il n'y a guère). L'adverbe gaire(s) ou waire(s) du francique wairago, beaucoup, indique aujourd'hui dans les phrases négatives une quantité faible : je ne comprends guère signifie je comprends peu. Au Moyen Âge, la différence s'établissait entre la forme déclarative de la phrase où gaire voulait dire longtemps, et la forme négative où il indiquait au contraire pas longtemps.

De manière tout aussi étrange, le mot naguère qui renvoyait à un passé proche par sa forme négative désigne aujourd'hui un passé révolu, le temps irréel des contes de fées. Cette contraction d'une phrase se retrouve aussi dans l'adverbe jadis qui vient de la phrase ja a dis, il y a déjà des jours. Or la quantité de temps n'impliquait pas un passé éloigné, mais un certain temps, souvent celui imprécis de l'absence d'un chevalier. Les « dames du temps jadis » n'étaient pas celles des siècles disparus, mais celles d'un passé encore récent, celles qui avaient été vues quelques jours auparavant.

D'ailleurs, autre paradoxe, lorsque Villon déplore les « neiges d'antan », et se demande où elles sont, peut induire en erreur le lecteur, qui s'imagine lire une plainte mélancolique sur une dissipation irremédiable, est victime d'une illusion car ces neiges sont celles de l'an passé (ante annum) et l'on sait qu'elles reviendront comme d'autres visages féminins chasseront le souvenir des belles disparues. Comme si autrefois n'avait jamais existé... Lequel « autrefois » indiquait d'abord un aspect futur, il s'agissait de l'autre fois, la prochaine fois, donc d'une rencontre à venir, de la répétition d'une action, avant de renvoyer au temps passé. Mais le fait de la réitération dans le passé -- un événement se reproduit une autre fois -- a permis d'ancrer cet adverbe dans le système des contes.

Je n'évoquerai pas « tantôt » qui nous a occupés... tantôt, naguère, jadis, autrefois, antan, et dans les siècles des siècles. Il contient à lui seul tous les paradoxes que j'ai esquissés...

Dans la langue littéraire, l'usage ancien ne s'est pas perdu. Verlaine a servi d'aide-mémoire, la conjonction n'étant pas redondante mais oppositive dans le titre Jadis et naguère. Mais « naguère », encore proche, appartient bien au temps jadis. Et cela se perd « en l'antiquité du temps, et le passé des âges et des moments » (Mardrus). Ces mots ont subi le sort de ceux qui ne sont plus évoqués que dans des récits pour leur forme mystérieuse et ils sont presque sortis de l'usage oral.


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