Petite histoire de r
Le roulement de r
La ressemblance graphique entre les r du latin, de l'ancien
français, de l'époque classique et de l'époque
contemporaine ne doit pas égarer : il s'agit de consonnes
différentes que l'on réunit sous le nom
d'archiphonème R.
Le r apical ou roulé
Le [r] latin était fortement roulé, prononcé avec la pointe (
apex)
de la langue rapprochée des alvéoles supérieurs,
d'où son nom de r apical. Il émet un roulement d'autant
plus fort que la consonne est sonore. Ce [r] est décrit par le
maître de philosophie dans
le
Bourgeois gentilhomme.
Il subsiste encore dans quelques provinces, notamment dans le Midi,
mais encore en Bourgogne ou au Québec. Les enregistrements de
Colette ou de Bachelard montrent fort bien le r roulé.
Le r uvulaire ou grasseyé
Le [r] apical cède
progressivement la place à la fin du XVII
e s.
à un [ʁ] uvulaire (du latin
uvula,
luette) : les locuteurs cherchent dans la luette à produire les
battements qu'ils ne peuvent plus obtenir avec la pointe de la langue.
La difficulté à obtenir ces battements sera
illustrée ensuite par les changements de prononciation
cités, elle commence dès le XIII
e
s., notamment en finale. Le r uvulaire lui est signalé
dès 1689 dans l'usage de la cour où l'on ne prononce plus
l'r « jusqu'à écorcher les oreilles ».
Ce r sera qualifié de grasseyé par Furetière :
GRASSEIER.
v. n. Parler gras, ne pouvoir pas bien prononcer certaines lettres,
& entre autres l'r.
Cependant, le terme de « grasseyement » sera
réservé à une prononciation que l'on juge vicieuse
et à une incapacité à former un r. Voltaire
condamne cet usage urbain
Je
vois Grandval revenir grasseyer à l'hôtel des comédiens ordinaires du
roi, Lettre à Damilaville, 4 fév. 1764.
C'est
l'affectation qui grasseye en parlant. Dictionnaire philosophique.
La mode des
Inc'oyables et des Me'veilleuses sous le Directoire prolonge cet usage
lié à l'Ancien Régime : ils affectaient de ne pas
prononcer l'r ou bien on affectait de ne pas entendre le r
grasseyé. Toutefois, le [ʁ] uvulaire était seulement une
transition vers le r standard actuel.
Le r dorso-vélaire
Ce r est produit sans vibration de la luette, il est faiblement
articulé et ne produit qu'un frottement. Le dos de la langue
frappe le voile du palais. Il commence entre la fin du XVIII
e
s. et le début du XIX
e
s., d'abord à Paris, puis dans les villes et enfin à la
campagne. C'est notre r standard actuel et on pourrait croire à
tort que ce r est grasseyé lorsqu'on le compare avec des
prononciations parisiennes ou artistiques anciennes avec le r
grasseyé ! Il est moins dur que ce même r grasseyé,
lequel pourrait passer alors pour un r roulé puisque ce
même r roulé fait l'objet d'un mythe. On
attribue au r roulé des vertus proprement irrationnelles :
lié à un passé rural, provincial, paysan, le r
roulé devient le garant d'une prononciation ancestrale exempte
de toute souillure citadine, intellectuelle, parisienne, c'est le
mètre d'une authenticité et d'une beauté
naïve qui remonterait à la nuit des temps ! La
mythification du r roulé assurerait des quartiers de noblesse
car le locuteur serait ancré dans sa terre et dans son histoire
familiale. Ce serait la pureté du langage françois qui
s'exprimerait ainsi... Or les utilisateurs peuvent fort bien employer
un r grasseyé ou uvulaire et non un r roulé ou apical,
mais comme on a oublié les différences entre les r...
Ainsi, lorsque l'on écoute des enregistrements de Laval et de
Pétain, c'est ce r grasseyé qu'ils forment et pourtant la
terre ne ment pas... Enfin, il ne faut pas confondre le r roulé
avec un r uvulaire ou dorso-vélaire prolongé comme
peuvent les produire Édith Piaf ou Mireille Mathieu. La longueur
passe alors pour un roulement, ce r est plus expressif et dramatique.
Les modifications dues à r
Les modifications internes
L'instabilité du r apical a conduit à quelques changements enregistrés :
–
Métathèses
: fromage pour formage ; brebis pour brebis pour berbis.
– Assibilation ou changement de consonne en sifflante : chaire à
la place de chaise (cathedra, cf. La Chaise-Dieu), bésicles
à la place de béricle (cf. béryl)
– Passage de r en l : materas devient matelas au XVII
e
s.
– Action ouvrante du r implosif sur les voyelles à partir du XII
e
s : escherpe se change en écharpe, lerme (lacrima) en larme,
cercelle en sarcelle, virge en vierge, cirge (cf. cire) en cierge,
hurter en heurter.
– Production d'
épenthèses
à la suite d'une syncope de voyelle derrière une consonne.
Le r final
Stable à l'initiale et après consonne, le r a eu tendance à s'amuïr du
XII
e s. au XVII
e
s. en position finale, absolue ou non. Des rimes comme armes-dames,
sage-large sont fréquentes. Toutes les consonnes finales
s'amuïssent durant cette période et la langue populaire
unifie la prononciation en généralisant des terminaisons
par voyelle, toutefois les grammairiens de la fin du XVII
e
s. réintroduisent r dans la plupart des terminaisons anciennes, en
s'appuyant sur l'analogie des formes paronymiques
Sauf liaison (comme aujourd'hui dans
le premier homme),
l'effacement a gagné des séries entières de suffixes :
-er, -ier, -eur, -ir, -oir, soit
chanter
(chanté),
premier (premié),
menteur (menteu),
dormir
(dormi),
plaisir (plaisi),
miroir (miroi), mouchoir
(mouchoi)
voir (voi). Les dérivations qui se forment alors
ignorent le r : on tire
miroiter de
miroi(r). L'r
s'est maintenu dans les monosyllabes comme cher, mer, cœur. Ce fait
entraînera la rime normande.
On forme à partir de
chanteu(r),
menteu(r) des
féminins remaniés en -euse :
chanteuse,
menteuse,
sur le modèle
heureux,
-euse ; ils supplantent les
formes primitives :
(en)chanteresse,
menteresse. La
prononciation ancienne des masculins survit
dans certaines expressions contextuelles : menteux et taiseux comme
régional, piqueur prononcé piqueux en vénerie,
monsieur opposé à seigneur et monseigneur.
À partir de
dire ou
lire, de
boire ou
croire,
on prononce de nouveau à partir de 1750
dormir et
voir
en faisant entendre l'r. La finale des noms d'origine savante en -eur (
rigueur,
valeur) s'est beaucoup mieux conservée, elle revivifie la
terminaison des noms comme
chanteur.
Toutefois, à cause de l'absence de modèle proche en -ere pour les
verbes, les infinitifs du premier groupe demeurent inchangés : les
verbes des deuxième et troisième groupes s'opposent aujourd'hui aux
verbes du premier groupe. De même,
boulanger,
épicier
vont s'opposer à
chanteur,
miroir.
On peut retrouver la prononciation classique dans les noms : Allier,
Béranger, Oger, Roger, Suger, Tanger, Alger, Boucher, Foucher. La
prononciation ancienne est présente dans : Antifer, Locmaraquier,
Saint-Omer, Cher.
Flottements de
prononciation
La rime normande
Faire rimer les mots qui ne riment que pour l'oeil est normalement
interdit depuis Malherbe :
aimer, la
mer. Cette rime a pourtant été appelée la rime normande, à cause
de
mer, qui en Normandie se
prononce
mé. Les poètes du
XVII
e s. l'emploient souvent,
particulièrement Corneille. Victor Hugo s'en est servi dans
À Villequier :
Que
j'ai pu blasphémer
Et vous jeter mes cris comme un
enfant qui jette
Une pierre à la mer.
Les liaisons
– Le r se lie de l'adjectif au
substantif qualifié :
premier_
acte, dernier_avis, singulier_ami.
– Le r suivi de s interdit
la liaison dans certaines prépositions :
ver(s)
elle, enver(s) et contre tout, à traver(s) un pré, deux heur(es) et
demie, hor(s) écran.
Exceptions : tiers_état, plusieurs_amis, leurs_amis,
divers_amis, des jours_et des nuits.
– Le r est la dernière lettre s'il est suivi de t, d : le nor(d)-est, un cour(t) éclat.
Exceptions : le mot fort comme adverbe peut conserver le t, fort_âgé ; les formes verbales
possèdent toujours le t (tient-elle,
mord-il).
Le r est
devenu la lettre finale
Le r est resté la lettre finale dans les noms suivants qui se
prononcent sans s selon la forme classique : Cinq-Mars, Mademoiselle
Mars, Gers, Villers-la-Ville, Villers-Cotteret, Anvers (mais Anversse
en Belgique à cause de Antwerpen), Nevers, Thiers, mœurs (dans la
prononciation soignée), ours (anciennement, d'où la rue aux Oies en
fait aux Oues à Paris). Encore : cerf et cerfs (au singulier et au
pluriel sans f) mais serf et serfs (au singulier et au pluriel avec f
aujourd'hui). De même, sans n pour les noms Béarn et Tarn jusqu'à
l'époque de Proust. Le r supprime le s encore dans la liaison de
porcs-épics (porképik). Dans le nom Bourg-en-Bresse, la prononciation
locale et traditionnelle « bourkanbress » est contrebattue par la
prononciation nouvelle « bouranbress » qui remonte dans le mot.
Le r ne se fait plus entendre
C'est le cas d'Angers, de Poitiers, de Rambervillers (vilé). Pour la
ville et les localités de Gérardmer, Longemer, Retournemer, la graphie
en -mer ne provient pas forcément d'une francisation de See allemand en
mer ou lac en français, le terme peut provenir du latin
magus,
pré, champ, espace clos, prononcé « meye » en patois vosgien. La
prononciation traditionnelle Gérardmé (que l'on retrouve dans le
gentilé Gérômé et le nom du munster lorrain gérômé) est en régression,
les prononciations Retournemé et Longemé n'existent plus que de manière
anecdotique et hors de la région.
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