Souloir
Épitaphe d'un paresseux
Jean s'en alla comme il était venu,
Mangea le fond avec le revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait passer
L'une à dormir, et l'autre à ne rien faire.
(Jean de la Fontaine)
Le verbe soloir ou souloir signifiait avoir l'habitude de, la coutume
de. La première mention figure dans le Sermon sur Jonas du
Xe s. « habuit misericordias si cum il semper solt haveir
de peccatore. » Il est issu du verbe latin soleo que l'on
retrouve dans l'espagnol soler, l'italien solere, le portugais soer.
« Avoir de coutume de... Il ne s'est
guère dit qu'à l'imparfait. Il est vieux. »
(Académie, 1694). Mais il se dit « encore en
pratique » (Furetière). Il était
déjà « vieux » pour Vaugelas (1647)
qui souhaitait « qu'il fût encore en
usage ». La Bruyère regrette aussi que ce verbe ne
soit plus d'usage courant (Caractères,
XIV, 73). Littré affirme : « Souloir est une des plus
grandes pertes que la langue ait faites ; car combien avoir
coutume, dont on est obligé de se servir, est lourd et incommode
! »
C'était un semi-auxiliaire, un verbe modal en
ancien français pour exprimer la fréquence, il
était suivi de l'infinitif. Il en reste une trace dans
« souloir faire » en moyen français, au
sens de fabriquer.
Ancien français au présent : sueil (soil), sieus,
sieut (solt, seut, sieult), solons, solez, suelent (seulent). Le modèle de ce verbe est en fait celui de
« vouloir ». Parfait en -ui,
modèle parui en ancien
français : solui, solus... Le participe passé était solu.
Le verbe possédait trois radicaux au présent, ce qui le
rendait fort difficile à employer. Il n'a pas suivi les
réfections de vouloir alors qu'il se conjuguait avant de la
même manière. L'homophonie avec le verbe saouler,
soûler a dû aussi jouer contre lui. Son passé simple
était presque identique
à celui du verbe soudre
(résoudre) : il solut. Son présent homonyme d'autres
mots : seut, seulent. Cela fait beaucoup de torts pour un verbe si
usuel.
Si le présent avait disparu en
français classique, je constate que Chateaubriand emploie encore
l'imparfait, conservé grâce à la narration :
« On aura beau bâtir des temples grecs bien
élégants, bien éclairés, pour rassembler le
bon peuple de saint Louis et lui faire adorer un Dieu
métaphysique, il regrettera toujours ces Notre-Dame de Reims et
de Paris, ces basiliques toutes moussues, toutes remplies des
générations des décédés et des
âmes de ses pères ; il regrettera toujours la tombe de
quelques messieurs de Montmorency, sur laquelle il soulait se mettre
à genoux durant la messe, sans oublier les sacrées
fontaines où il fut porté à sa
naissance. » (
Génie du christianisme, III
e partie.)
Et « La fidélité dans le secret, la constance
dans l’amitié, l’amour de ses enfants, le respect pour la
religion, toutes les choses que depuis son enfance il soulait tenir
bonnes et vertueuses, ne sont, lui dit-on, que de vains noms, dont les
tyrans se servent pour enchaîner leurs esclaves. »
(
Essai sur les révolutions, I
re
partie.) Quel conservateur, ce
Chateaubriand ! Mais Littré lui reproche la construction
indirecte dans « [le peuple de saint Louis] regrettera toujours
la tombe de quelques messieurs de Montmorency, sur laquelle il soulait
de se mettre à genoux durant la messe » qui
appartient à une autre version.
Les auteurs classiques qui l'emploient au XVIIe s. à
l'imparfait sont des classiques à la langue vieillie : La
Fontaine, mais encore... Scarron
et Régnier, c'est le début du XVIIe s., ils utilisent eux
des termes qui étaient encore en usage durant leur jeunesse et
ce n'étaient pas vraiment des modernes... « Fait que je ne
suis plus ce que je soulais être ? »
(Régnier). « En grande estime il soulait être
» (Scarron). « Elle le soulait porter au-devant de sa robe
pour agencer son collet, et y attachait quelquefois... »
(Urfé). Ce n'était pas la langue à la mode sous
Louis XIV. En outre, tous conjuguait le verbe à l'imparfait
comme leurs prédécesseurs de la Renaissance :
Du Bellay :
Comme on passe en été le torrent sans danger,
Qui soulait en hiver être roi de la plaine,
Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon coeur, qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient...
vous serez bien loin de lui restituer sa première
grandeur, quand où soulait être la salle, vous ferez par
aventure les chambres,
Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,
Du triomphe romain la gloire accompagner,
Marot :
En regardant de loin paître nos bêtes,
Il me soulait une leçon donner
Pour doucement la musette entonner,
Louise Labé :
Il m'a donné la lyre, qui les vers
Soulait chanter de l'amour Lesbienne :
Et à ce coup pleurera de la mienne.
Je n'aperçus que soudain me vint prendre
Le même mal que je soulais reprendre,
Qui me perça d'une telle furie
Et suis au point auquel tu me voulais,
Tu as ta flamme en
quelque eau arrosée,
Et es plus froid qu'être je ne
soulais.
Tous employaient déjà l'imparfait seulement et préparaient la décadence du verbe.
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