La cerise
Je recherchais des informations sur le dessinateur Kiraz et j'ai découvert
qu'il était d'origine arménienne, mais surtout que son pseudonyme voulait
dire en turc « cerise ». Joli. Mais je suis tombé aussi sur des pages sur la
Turquie comme
celle-ci : « Les cerises sont d'ailleurs originaires de
Turquie, comme le mot
cerise, qui vient du turc kiraz. »
J'ai
été intrigué. Le mot « cerise » ne figure pas dans les mots d'origine
étrangère recensés par Henriette Walter. Je l'aurais remarqué si tel était le
cas. Comme c'est la saison des cerises, j'ai voulu y goûter un peu
plus.
En réalité, le
Dictionnaire historique de la langue française
fait remonter la cerise (1190) à un latin populaire
*ceresia,
neutre pluriel du bas-latin
ceresium pris pour un féminin
singulier. L'erreur est banale, ordinaire, fréquente. La pomme, la poire sont
ainsi passées du neutre au féminin, comme beaucoup d'autres fruits ou
légumes.
Mais il y a plus. Ce bas-latin est une déformation de
cerasium. Or c'est le terme latin, et non bas-latin, qui a donné l'allemand
Kirsch. Terme que l'on retrouve ensuite en français par le biais
d'une eau-de-vie à base de cerise et d'origine alsacienne.
Si je
devais me fier à
cette page,
je devrais penser que le terme
cerise existait en gaulois : « GR=
kerasion>,
*ceresia, cerise. » Il figure parmi les 450 mots d'origine
gauloise recensés au XIX
e s. Mais depuis il a été bien éliminé de cette liste
car il n'est pas proprement celtique, c'est un emprunt tardif au latin
et aucun dictionnaire contemporain ne le donne plus comme
gaulois.
L'origine est donc bien grecque. Le DHLF, toujours lui, indique
qu'il provient du nom
kerasos, cerisier, mot qui provient peut-être
d'une langue d'Asie mineure puisque l'arbre provient du Pont-Euxin, la
côte
nord-est de la Turquie. Et nous revoilà avec la Turquie comme origine
de la cerise, mais non la langue turque qui elle a emprunté ce terme
au grec sans avouer vraiment sa dette. Cette cerise est une pomme
de
discorde entre ces deux cultures...
Toutefois, la cerise réserve
d'autres surprises. On la connaît encore en français sous la forme du
cherry. Ce cherry est en fait un
cherry-brandy. Or il s'agissait à
l'origine d'une eau-de-vie et non de la liqueur qui est dénommée ainsi, on
avait une boisson comparable au kirsch déjà évoqué. Encore une erreur...
Poursuivons. Ce cherry n'est pas si anglais que cela. Il provient du normand
cherise.
Et l'on passera pour un affreux anglolâtre si l'on parle du
cherry, pourtant bien né dans les campagnes françaises et
emprunt anglais au français. Notons que la présence d'une
chuintante à l'initiale est anomale en français normand,
c'est d'habitude la palatale « k » qui domine. L'emprunt
s'est sans doute produit par un normand plus continental et hors de la
sphère de colonisation viking.
Il y a encore plus amusant. Le cherry a deux pluriels :
cherries ou
cherrys. Mais surtout... on le confond avec le
sherry. Or ce
dernier a d'abord été introduit en français sous la forme
cherry en
1819. Pourquoi ce sherry-là ? Est-il si snob et inutile ? On peut se
le demander. Le vin de Xérès ou le xérès ne sont pas si simples à
prononcer : avec la prononciation castillane ou non ? Et avec une ixe «
ksérès », « gzérès » ou avec une jota presque impossible à faire pour un
Français ? Ou selon la prononciation classique « kérès » qui n'est plus
comprise aujourd'hui ? Normalement, le « x » espagnol devrait se prononcer «
k », comme dans Ximenes. Parce qu'en plus le vin de Xérès vient de la
région de Jerez de la Frontera, orthographe moderne de l'espagnol depuis
le XVII
e s. Et si on doit faire encore plus hispanique, il faudrait
marquer la zeta complètement et ne pas dire « s ». Cette jota qui passe à
une chuintante en français rappelle d'autres faits : Don Quichotte et
Don Quijote ou Don Quixote, Ximena, Jimena et Chimène pour laquelle on
aura
les yeux doux. Et si l'on écrit le mot « xérès » selon la
forme espagnole moderne, on peut avoir du « jérès », ou pire du « djirès »
à l'anglaise. Et ce sera bien pire qu'avec l'anglicisme de départ...
Sans compter la confusion avec un certain Alain Giresse ou le plus
connu Richard Gere.
Mais la cerise est encore sujette à bien des
aventures. Un de ses autres noms en français est la
guigne ; il s'agit
d'un type de cerise bien précis, une griotte acide dont le nom aurait été
croisé avec celui du vin
vinum. La guigne est une chose de peu
d'importance comme en témoignent les expressions
s'en soucier comme d'une
guigne,
s'en moquer comme d'une guigne. La cerise devient donc le fruit
sans intérêt, celui qui est petit et avec un gros noyau. Un peu comme
les raisins de la fable. Et voilà notre cerise qui devient le résultat
d'une action inutile, comme si l'on avait travaillé pour des nèfles,
des prunes, ou des... queues de cerise. Elle apparaît alors en argot comme
la chance ou la malchance, le coup du sort (1900). Le cerisier est encore la
personne qui porte malheur.
Ficher la cerise, avoir la cerise, peler la
cerise, c'est la déveine, l'ennui.
Les amoureux fervents et les savants
austères aiment également, dans leur mûre saison se souvenir du
poète impeccable du
Guignon.
Extrait des
Fleurs :
Pour soulever un
poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage!
Bien qu'on ait du cour à
l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.
Loin des sépultures
célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cour, comme un tambour voilé,
Va
battant des marches funèbres.
-Maint joyau dort enseveli
Dans les
ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;
Mainte fleur
épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes
profondes.
Le secret des
Fleurs se trouve pour
une part dans ce poème qui compose l'amertume avec la beauté. Ce guignon
est chacun de nous, celui qui n'a pu être découvert et qui demandait à
ce qu'on le reconnaisse. La sincérité de Baudelaire est là, dans ce
« guignon » qui est la face grotesque et populacière de la
Fortuna
classique. Il a écrit « guignon » dans le titre par dérision envers
tous les usages anciens qu'il connaissait cependant par coeur. Et ainsi,
il créait la poésie moderne, contre la tradition et dans la tradition.
Pourtant la cerise est un fruit qui
n'est pas si négatif puisqu'elle équivaut aussi à la pomme. Ma cerise, c'est
ma pomme, mézigue, moi. Donc
ramener sa cerise, c'est parler.
Se
refaire la cerise, c'est se rétablir, refaire sa santé, reprendre des
forces. La rondeur et le goût de la cerise ont permis d'en faire un terme
positif à une date assez récente. C'est la tête, ce qui est le plus
important, et
se taper la cerise pour s'empiffrer, s'en fiche plein la
lampe, montre le passage du négatif ancien de la guigne à quelque chose de
plus luxueux. On
comprend ainsi que l'anglicisme récent de
la cerise sur le
gâteau, fréquemment dénoncé depuis plus de vingt ans, correspond en réalité
à un changement de perception sur le fruit : la cerise est bien
devenue
aujourd'hui un fruit qui ajoute une valeur, qui donne quelque chose
de plus important. C'est le cadeau inattendu. L'anglicisme correspond à
un changement de mentalité déjà à l'oeuvre dans le français populaire,
il s'adapte à la vision populaire et actuelle, et c'est pourquoi il a
si bien pris. Le combattre pour ses origines seules serait de la plus
rare sottise.
Pour finir, René Fallet a intitulé un de ses romans
Comment fais-tu l'amour, Cerise ? Cerise était là un nom propre, celui de
l'héroïne.Et l'on revient au point de départ.
Merci à DB pour ses précisions sur l'arabe.
Revenir au jardin
Revenir au sommaire