Le fau, le fou, le hêtre


Voilà un arbre mystérieux, sujet à bien des énigmes historiques, et pourtant si essentiel à nos ancêtres.

La désignation du hêtre en français, mais aussi dans les autres langues indoeuropéennes, soulève  des questions  essentielles. On suppose l'existence d'une racine indoeuropéenne  *bhag- qui aurait désigné cet arbre. Cette racine se retrouve dans le grec phêgos, en dorien phagos qui se rapporte à une sorte de chêne. Il n'y a pas en effet de hêtres en Grèce. Cet arbre devait donc être répandu dans l'habitat primitif des supposés Indoeuropéens occidentaux au point que le nom a été conservé en grec, mais avec un autre référent plus local. Cela plaiderait en faveur d'un habitat situé dans les steppes et non en Anatolie. Le débat assez vif n'est pas tranché. Ce hêtre pouvait d'ailleurs être un bouleau en latin, il semble aussi que cette racine ait donné son nom au châtaignier en albanais, bungë.

Notre hêtre suit des chemins étranges. Il s'est conservé dans les langues germaniques sous les formes de l'anglais beech « hêtre » (MOE beche, OE boc, bece et emploi ensuite du collectif pour l'arbre singulier), de l'allemand Buche
« hêtre », à partir du germanique buohha, « hêtre ». Jusque là tout va bien. Là où cela se complique, c'est lorsque l'on suppose les premières écritures runiques. Elles se seraient faites sur des tablettes en bois de hêtre ou à partir de bâtonnets de hêtre, ce qui expliquerait les formes en ramures. L'hypothèse est séduisante, mais on n'a jamais retrouvé de telles tablettes ou de tels bâtons disposés sur le sol. Il n'empêche : la question de la filiation entre le hêtre et les désignations du livre dans les langues germaniques est posée. L'anglais connaît le book, l'allemand le Buch, le néerlandais le boek pour le livre. Le français a emprunté au néerlandais le diminutif du petit livre boekijn pour en faire le bouquin, un bouquin n'était donc pas un manuscrit écrit sur une peau de bouc.   

On retrouve ce hêtre ensuite sous deux formes, le gaulois bagos et le latin fagus. Le gaulois donne les noms des villes de Bavay dans le Nord (Bagacum), de Beynes dans les Yvelines pour une hêtraie, de la forêt de Beiach en Suisse, de la rivière Bavóna dans le Tessin, de la silva bacenis (forêt de hêtres) pour le Harz chez César.

Le nom latin fagus se retrouve dans le Fagutal, emplacement de l'Esquilin où se trouvait un hêtre. Cependant, cette racine est la plus productive dans presque toutes les langues romanes : espagnol haya (avec disparition du f initial, ce qui suppose un emprunt ancien et une forme septentrionale), portugais faya (avec conservation du genre féminin du latin comme en espagnol), italien faggio (avec palatalisation du k). On le retrouve dans les langues
celtiques : breton faou, irlandais fáibhile.

Et en français ? Le fagus n'a pas disparu. Il intervient d'abord dans des noms de lieux et des noms de personnes. On le retrouve sous la forme fay en franco-provençal, d'où le dérivé faiard, failhard (1373), puis fayard (1743), sorte de hêtre. Le nom du compositeur Dufay, le nom de la mère de Baudelaire Dufays en proviennent. La répartition des formes dialectales du fayard ou foyard donnent : toute la Franche-Comté, toute la Bourgogne, le Berry, tout le domaine franco-provençal y compris la Romandie, mais encore l'Auvergne entière. Le terme est connu au sud de la Champagne notamment et dans le sud des Alpes ou du Massif central.

La forme dialectale fou (1200) plus occidentale se retrouve dans le nom du fouet (XIIIe s.) qui était formé à l'origine d'une branche de hêtre.  Là encore on le voit dans des toponymes comme le Puy-du-Fou (la colline du hêtre).

On le voit encore dans le nom du fau. Qu'est-ce qu'un fau ? C'est un hêtre tortu en Champagne, du moins dans le nord de la Marne. Voici des images des faux de Verzy :



Des faux, il n'y en a pas seulement dans la forêt de Verzy, mais aussi un au jard de Châlons, un à Reims, quelques-uns en Argonne, d'autres en Pologne, en Allemagne du nord, en Suède.  Mais c'est dans la montagne de Reims qu'ils sont les plus présents. Quand sont-ils apparus ? Les moines de l'abbaye Saint-Basle ne sont pas à l'origine de ces arbres, ils les ont tardivement protégés et ils n'ont commencé à s'intéresser à eux qu'à partir de la seconde moitié du XVIIe s.. Le récit des miracles de saint Basle écrit à partir du XIIe s. ne mentionne jamais ces arbres. Le Fagus sylvatica L. var.tortuosa Pépin ne commence à intéresser les botanistes qu'au XIXe s. Ce hêtre est sujet à des mutations encore inexpliquées, sa reproduction est rendue fort difficile par les visites sur le site de la montagne de Reims.

Le fau dans le sud de la Champagne rentrait dans un système de jeux amoureux. On appelle « mai » un bouquet ou une branche d'arbre que les jeunes gens accrochent bien en vue sur la maison d'une jeune fille, durant la nuit du 30 avril au 1er mai. Cela peut être sur une porte, une fenêtre, une cheminée... Et l'on dit « faire les mais » pour respecter cette coutume.

Les « mais » délivrent un message codé, fondé sur des jeux de mots ou des rimes :
–  le charme : tu me charmes ;
– l'« aunelle » ou aulne : pour une belle ;
– le « fau » ou « fayard » ou hêtre : tu me faux, c'est l'amour le plus profond.
Mais les messages pouvaient être infamants :
– le sapin : tu es une putain.
Le début du mois de mai semble bien voué à la célébration de la nature et aux accordailles selon un rituel plus païen que vraiment chrétien. Et voilà des mais qui pourraient dégarnir bien des mails.

Maintenant, d'où vient notre hêtre ? Eh bien du francique *haistr que l'on retrouve dans le néerlandais heester à partir d'un radical *haisi servant à désigner un buisson, un fourré. On peut supposer que ce mot s'est répandu du fait que les clôtures étaient faites surtout à l'aide de branches de hêtre, l'ancien français ayant utilisé le mot haise pour désigner une barrière de branches entrecroisées. On passe du buisson à la barrière de branches, puis de ces branches au tronc qui les a données, puis du tronc à toute l'espèce, par antonomases successives. Le hêtre se rapportait aux jeunes troncs qui étaient coupés afin de servir de protection ou de balai ou de fouet, cet emploi était le plus fréquent. Le fau, le fou ou le fayard désignait le grand arbre servant à la reproduction , il était plus spécialisé puisque le fau n'était pas coupé et employé en dehors de son milieu. Le jeune arbre a fini par éliminer l'arbre vénérable dans le langage courant malgré une concurrence en ancien français. Il faut dire que les homonymies ne le servaient guère. Ce n'est pas le seul mot dans ce cas, le connil ou la molier ou le verbe choir ont suivi le même chemin. C'est malheureux , mais  la langue est faite aussi de cette part d'irrationnel. Il faut croire que le fau avait aussi une grande valeur pour que l'on adopte un nouveau nom, tout en préservant l'ancien.

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