L'orange


Je copie cette étymologie de l'orange donnée par Littré car elle est assez amusante par l'anecdote citée

Sanscrit, nâgaranga, qui viendrait, d'après Wilson, de naga (1er a long), éléphant, et rañdj, être malade, à cause que les éléphants mangent des oranges à se rendre malades ; ceci est sans fondement. Le mot paraît oriental, mais non sanscrit. Le français a essayé d'assimiler ce mot à or, à cause de la couleur.

Les noms de l'orange sont assez divers dans les langues européennes ou qui ont été en contact avec l'Europe.

1. L'orange

Selon Furetière :

Fruit rond de couleur d'un jaune foncé, plein d'un jus acide propre pour faire des sauces. L'orenge est presque semblable aux limons, & a les mêmes proprietez des citrons. Sa graine est semblable, mais son jus est plus acide, & son escorce plus espaisse & plus amere. Il y en a d'aigres, & de douces qu'on appelle de Portugal ou de la Chine. Il y en a aussi une espece qu'on appelle bigarrades ; & d'autres de moyen goust qu'on appelle vineuses, & d'autres pisseuses. Les Espagnols disent que c'est une grande veillaquerie de manger les perdrix sans orenge. Ce mot vient du Latin corrompu aurantia, comme prouve Menage aprés Saumaise ; d'autres de malum aureum. Les Arabes disent narangium.

L'étymologie proposée est fausse. Le terme ne provient absolument pas du latin et le terme arabe est mal transcrit, latinisé. Le rapport avec la couleur de l'or a pu jouer en français même s'il est nié par Wartburg qui évoque les formes anciennes pome orange, puis pomme d'orange, marquant un lieu. Ces fruits auraient pu transiter d'abord par la ville d'Orange. L'influence de la ville française d'Orange sur la forme française du nom n'est pas évidente ou claire, car rien n'indique que les oranges venaient à Orange ou passaient par là. Ménage parle d'ailleurs d'une ville d'Orange dans le Péloponnèse, mais sans autre précision ou argument. L'idée que les oranges seraient passées en France d'abord par la ville d'Orange est reprise par Dauzat, Picoche, en plus de Wartburg, sans que rien de probant ne vienne à l'appui. Or, la ville d'Orange en France n'est pas un port, la ville d'Orange dans le Péloponnèse n'est pas sur les routes commerciales de l'orange. En outre la transformation du a espagnol ou arabe en o est propre au français. Elle peut s'expliquer par le provençal ancien aurancja qui a déjà connu la déglutination et qui a influé l'italien.

Le changement de l'arabe naranj, de l'espagnol naranja en orange est plus clair pour le a. Le français a connu d'abord les formes pume orenge (1200), pomme d'orenge (1314) et encore orenge chez Furetière (1694), mais non chez Richelet '1680). C'est dû à une influence de l'italien. La forme orange est attestée en 1515 dans une traduction de l'italien. Cette langue connaissait arancio l'oranger. La forme ancienne en français comme orenge avec la même graphie que la ville d'Orange (écrite anciennment Orenge) plaide pour une assimilation entre la ville et puis le fruit. Toutefois, la forme ancienne en occitan indiquerait plus une analogie avec le nom de l'or.

Le mot persan est nāranğ, il est passé en arabe comme narendj et en espagnol comme naranja. Le terme a subi une déglutination après l'article en français, en occitan (arange) et en italien (arancia, arancio), mais une agglutination avec un article défini en portugais (laranja). Il n'existe toutefois pas de déglutination en milanais naranz et en vénitien naranza. Le gallois oren est sans doute dû à l'ancien anglais orenge, issu du français.  Le serbo-croate naranča dérive plus de l'espagnol comme le hongrois narancs et cela est sans doute dû à la monarchie espagnole. Dans le maltais laringa, il est difficile de savoir si la forme est passée par l'arabe, l'italien ou l'espagnol, il a dû y avoir agglutination comme en portugais, mais la terminaison montre la présence du mot arabe. Toutefois, le pendjabi et l'ourdou considèrent l'orange comme le fruit de Malte et la nomment malta, alors même que ce fruit vient d'Inde et non de Malte ! Cela témoigne sans doute d'une influence anglaise lors de la colonisation.

La forme de base de l'orange se retrouve de manière assez diffuse dans des langues fort éloignées :
–  en tamil ārangju (premier a long), en malayam madhura naranga ; donc dans des langues dravidiennes, fort loin de l'indoeuropéen ou de l'arabe ;
–- en somali (mais lequel ?) : araanjo-ha, cela repose sur des rapports commerciaux avec les Arabes comme on le sait, mais on ne retrouve rien de tel en comorien, pas plus qu'en malais ou malgache ; il y a donc des limites dans les échanges ;
– en japonais et coréen orenji, mais comme le japonais connaît aussi mikan, la forme doit être vraiment fort moderne et d'origine européenne.

Le cas des langues indo-iraniennes – puisque tout part de là – est particulièrement complexe, beaucoup de racines différentes sont employées sans aucun rapport avec la forme de l'« orange », mais on la retrouve en baloutche (narendj), pashtoun (narandj), gujrati (narangi)...  Elle est encore présente en arménien : narindsh.


2. La pomme orange

La pume orenge en ancien français calque l'italien melarancio (XIVe s. chez Boccace) de mela, pomme, et arancio, oranger. L'italien a lui-même formé pomarancia, fruit de l'oranger au XVe s. L'allemand emprunte sans modification la pomme orange française comme Pomeranze, forme qui existe encore. Ce radical va se répandre dans les pays proches de l'Allemagne :
polonais : pomerańcza
serbo-croate : pomrandža (et naranča)
slovène : pomaranča
suédois : pomerans (et apelsin)
tchèque, slovaque : pomaranč  

Les pays slaves limitrophes de l'Allemagne et de l'Autriche ont donc adopté une des formes, la pomme-orange, sans doute parce que les voies de communication terrestres ont imposé un usage différent aux marchands, tandis que la voie commerciale par la Baltique a imposé plutôt la pomme de Chine dans les pays scandinaves, baltes et liés à la Russie. 

3. La pomme de Chine

L'orange que nous consommons est l'orange douce, celle que Furetière désignait comme l'orange de Chine ou du Portugal. Dans l'Avare,  Molière fait dire à un des personnages qu'il a apporté des oranges de la Chine. Ce sont ces oranges, qui nous sont venues du Portugal et non plus des comptoirs portugais d'Orient,  d'où les Portugais les avaient ramenées selon le dictionnaire de Trévoux.

Toutefois, les oranges douces arrivaient surtout par Amsterdam et le calque néerlandais appelsina pour pomme de Chine s'est répandu dans les autres langues par le biais de l'allemand, puis du russe dans la sphère asiatique. L'allemand a connu Chinaapfel, sans compter aussi Orange, Oranienapfel, Orangenapfel et
Pomeranze, mais la postposition du nom de lieu à l'imitation du français a été la plus productive :
allemand : Apfelsine
biélorusse : appelsin
danois : appelsin
estonien : apelsin
kazakh : apelsin
lapon : appelsiidna
letton : appelsins
norvégien : appelsin (mais orange aussi)
ouïgour : aplisin
ouzbek : apelsin
russe : appelsin (et koriolok ou roitelet pour l'orange sanguine)
suédois : apelsin (et pomerans)
tadjik : apelsin, aflesun
tchétchène : apelsin
ukrainien : apelsin

4. La portugal

L'arabe narendj s'applique à l'orange amère, bortuqal à l'orange douce, celle que nous mangeons. C'est d'ailleurs le nom classique, alors que le nom dialectal, en Algérie, est china, qui dit assez bien son origine, et
rappelle la pomme de Chine ou Apfelsin allemande. Les Arabes auraient introduit en Occident l'orange amère, mais l'orange douce, qui provient de Chine et d'Inde, a elle été introduite par les Portugais, puis cultivée par eux au Portugal et non plus importée de leurs comptoirs. Le nom bortuqal s'explique en arabe par le fait que le p n'existe pas dans cette langue. L'orange tire son nom du Portugal dans ces langues :
albanais : portokallë
bulgare : portokal
grec : portokali
roumain : portocală
turc : portokal

Cela dessine les contours de l'ancien empire ottoman. Cette reprise du nom arabe par le biais du turc se retrouve encore en Orient, le tadjik emploie purtakhol à côté d'apelsin et aflesun, le géorgien use de portokhali de forme plus grecque, le persan a porthogal.

Des espaces se dessinent par ces termes. L'orange française passe par l'Inde, les pays arabes, l'Espagne, la Provence qui opère la déglutination, fait un détour par l'Italie et revient avant d'essaimer dans l'Europe occidentale. Ses autres formes, la pomme-orange et la pomme de Chine, deviennent par l'intermédiaire de l'allemand et du russe les termes les plus fréquents. L'un étant limité au seul pourtour slave de l'empire allemand, l'autre allant jusqu'en Asie et dans le Caucase. Le nom arabe, lui, essaime aussi dans l'océan Indien. Cependant, l'intermédiaire portugais est pris comme origine en arabe et cela se répand dans l'empire turc, tandis que le lieu de production maltais devient l'origine pour des langues indiennes alors que l'orange vient d'Inde.

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