Le compte vigésimal
L'origine de soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix défie les esprits. Une légende trop souvent colportée voudrait que le compte soit d'origine gauloise, or nous n'en savons strictement rien et la seule preuve indirecte est d'origine latine et tardive ! On ne sait pas vraiment si les Gaulois comptaient par vingt ! Il se peut qu'ils possédaient des dialectes et des habitudes de numérations différentes, les Gaulois du Sud écrivaient en lettres grecques, ceux du Nord en lettres latines... De toute manière, nous ne savons rien du gaulois entre trente et cent. Mais nous avons des exemples d'autres langues européennes qui ont pu influer le français.

Observons ces quelques langues européennes. La diffusion du compte par vingt s'est faite par l'Ouest et elle n'a gagné vraiment Paris qu'à l'âge classique, l'Est de la France au dix-neuvième siècle. Les origines possibles sont triples :
– Substrat pré-celtique et influence basque sur le monde gallo-romain.
– Invention celtique propre.
– Apport danois des Normands.

Les langues européennes utilisant un système vigésimal


breton gallois gaélique danois basque
10 dek deg a deich ti hamar
20 ugent ugain fiche tyve hogoi
30 tregont tri deg (3 × 10) deich fichead (10 ajoutés à 20) tredive (3 = tre, 3 ×10)  hogoi ta hamar (20 + 10)
40 daou-ugent (2 × 20)  deugain (2 × 20), pedwar deg (4 × 10)  daichead (2 de 20) fyrre (dérivé de 4, fire) berrogoi
50 hanter-kant (kant = 100, la moitié de 100) pump deg (5 ×10) deich is daichead (10 ajoutés à 40) halvtreds  = moitié (halv) de  20 + (ind) 3 (tre) × 20 (tyve)  berrogoi ta hamar (40 plus 10)
60 tri-ugent (3 × 20) chwech deg (6 × 10) tri fichid (3 de 20) tres (de 3 × 20)  hirur hogoi (3 = hiru, 3 × 20)
70 dek-ha-tri-ugent (10 ajouté à 3 × 20) saith deg (7 × 10) deich is tri fichid (10 ajoutés à 3 × 20)  halvfjerds = moitié de 20 +  4 × 20 ; 
4 = fire
hirur hogoi ta hamar (3 × 20 plus 10) 
80  pevar ugent (4 × 20) with deg (8 ×10) cheictre fichid (4 × 20) firs (4 × 20) laurogoi (4 = lau, 4 × 20)
90 dek-ha-pevar-ugent (10 ajouté à 4 × 20) nau deg ( 9 × 10) deich is cheichtre fichid (10 ajoutés à 4 × 20) halvfems 
(5 × 20) ;
5 = fems
laurogoi ta hamar (4 × 20 et 10)
100 kant cant céad hundrede chun
Les langues bretonne, gaélique, galloise, danoise sont d'origine indoeuropéenne. Le basque n'est pas indo-européen. Pourtant, toutes ces langues partagent avec le français l'originalité d'une computation partielle en système vigésimal.
Les langues celtiques possèdent un système vigésimal, mais lorsqu'on regarde dans le détail on constate que ce n'est pas du tout général. Le breton le possède pour 40, 60, 70, 80 et 90 (50 procède d'un autre système par division), mais le gallois pour 40 seulement et encore sous une forme double vigésimale et décimale ! On rapporte souvent l'origine du système vigésimal en français à un compte gaulois, or on voit ici que ce n'est pas si simple dans les langues celtiques : le gaélique est plus proche du système vigésimal mais cette langue est éloignée du gaulois, les langues britonniques ont des systèmes plus complexes. Si l'on observe les langues en question, on constate plusieurs situations :

Système vigésimal complet et par addition : gaélique, basque. Compte par multiples de vingt et additions de dix à ceux-ci.
– Système vigésimal incomplet, par addition, et en compétition avec le système décimal : gallois, français. Compte par multiples de vingt, mais aussi de dix en concurrence.
– Système vigésimal et compte par divisions :  breton, danois. En fait, ce dernier système doit être raffiné. Il existe un système de divisions : par demi-centaine en breton, mais le système danois est plus complexe. Il pose une moitié (halv) sous-entendu de la vingtaine (tyve), mais en ne précisant pas le nom de la vingtaine en premier puisqu'elle est déterminée après. Puis il soustrait la moitié de vingt à un multiple de vingt (par exemple tres-tyve = trois-vingt = soixante). Une expression développée sont ainsi halv-tres-inds-tyve, réduit ensuite en halvtreds. La conjonction ind ou « et » sert à séparer les deux opérations distinctes (division, puis multiplication), elle note la soustraction alors qu'en français elle indiquerait l'addition. Le compte par soustraction existe aussi en latin et en allemand.
Il existe trois systèmes de comptes distincts :
– Le système décimal est indo-européen, il est répandu dans toutes les langues indo-européennes, sauf celles qui ont été citées (breton, danois, français, gaélique, gallois).
– Le système vigésimal n'est pas indo-européen. Il apparaît outre le basque en maya, géorgien, aïnou. Des langues indo-européennes ont pu l'emprunter à des populations antérieurement fixées sur place.
– Le système par division et soustraction (moitié de) : il est propre au danois parmi les langues européennes, mais on peut aussi l'observer dans une certaine mesure avec les comptes écrits en chiffres romains ou étrusques. On le rencontre encore partiellement en breton, en allemand pour la division ; partiellement en latin et en étrusque pour la soustraction.

Le système de compte le plus complexe est sans conteste le danois, mais seulement dans les formes les plus anciennes qui ne sont pas réduites. Cela peut expliquer l'abandon de ce système par les Danois qui ont colonisé la France et la Grande-Bretagne : une partie du calcul est germanique (la division, la soustraction), une autre partie n'est pas indoeuropéenne (le système vigésimal). En Grande-Bretagne, le compte vigésimal s'est heurté au compte décimal des Angles et des Saxons, eux aussi germains, alors que ce compte était déjà mal assuré par les populations celtiques comme le montre l'exemple des langues britonniques, le gallois et le breton. En France, le compte vigésimal était pratiqué dans le Sud-Ouest (exemple du basque) et dans quelques isolats gaulois de l'Ouest, mais toujours en concurrence avec le compte décimal (exemples de la Provence, de la Savoie, de la Lorraine, de la Suisse et de la Belgique). Le compte vigésimal a donc pu reprendre de la vigueur dans l'Ouest de la France lorsque les Normands se sont installés en France, mais c'était alors un compte vigésimal par addition et non avec division et soustraction. On peut donc supposer que les Normands avaient déjà perdu l'habitude de la division germanique lorsqu'ils ont abandonné leur langue au profit de l'ancien français. En revanche, ils avaient conservé l'habitude des comptes par vingt qu'ils ont renforcée en France, mais non en Grande-Bretagne, sans doute parce qu'ils s'étaient déjà familiarisés avec le compte décimal et que celui-ci était le système des Anglo-Saxons dominants contrairement aux Celtes.
 

D'autres langues

 
Géorgien Maya Nahuátl
10 ati (1 = erti) lajuj (jun = 1) matlactli
20 otsi (2 = ori) juvinek cempoalli (ce =1, un vingt)
30 otsdaati (20 et 10, da = et)  juvinek lajuj (20 -10) cempoalli onmatlactli (20 et 10) 
40 ormotsi (2 × 20 par agglutination) cavinek (ca'i' = 2, donc 2 de 20) ompoalli (2 × 20, ome = 2)
50 ormotstaati (40 et 10 ou 2 × 20 et 10) cavinek lajuj (40 et 10) ompoallionmatlactli (40 et 10, ou 2 × 20 et 10)
60 samotsi (3 × 20, sami = 3) oxc'al (oxi' = 3, donc 3 de 20) yeipoalli (3 = yei)
70 samottsitaati (3 × 20 + 10) oxc'al lajuj (60 et 10) yeipoalli onmactlactli (60 et 10)
80 otkhmosi (4 × 20, 4 = otkhi) jumuch' (4 = caji', p.-ê. 4 de 20) nahuipoalli (4 = nahui)
90 otkhmositaati (4 × 20 et 10) jumuch' lajuj (80 et 10) nahuipoalli onmatlactli (80 et 10)
100 asi voc'al macuilpoalli (5 = macuilli)

Qu'est-ce à dire ? Il n'existe pratiquement aucun rapport entre ces langues et le français. Pourtant elles utilisent elles aussi un système vigésimal et plus complet. Mais il serait difficile de déduire une influence de ces langues sur le français...  Pourtant, elles partagent une particularité.

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