Septante, octante ou huitante, nonante
 


Deux systèmes de numération

Le français se distingue parmi les langues indoeuropéennes et surtout les langues néo-latines par un double système de
compte :
— une base décimale pour les dizaines jusqu'à 69 ; ensuite compte décimal  intégral dans des provinces périphériques (canton de Vaud notamment, Savoie) ou partiel (Belgique, Lorraine, Midi) ;
— une base vigésimale pour les dizaines de 70 à 99 en français standard.
Le français pourtant n'est pas une langue isolée, d'autres langues ont aussi un compte par vingt en Europe comme le danois (mais non les autres langues scandinaves ou germaniques), le basque (langue isolée pré-indoeuropéenne), le breton, le gaélique (langues celtiques).

Voir ici une page de comparaisons entre les langues à compte vigésimal.

Origines du système vigésimal en français

Trois hypothèses ont été émises. Elles ne sont pas en concurrence, elles peuvent fort bien se compléter.

1. Une origine pré-indoeuropéenne

Cette hypothèse repose sur le fait que des populations installées antérieurement aux Celtes, puis aux Latins, auraient influencé leur manière de compter. Deux langues non indoeuropéenne dans le domaine européen, le basque (langue isolée) et le géorgien (langue caucasienne), utilisent aussi un système de compte par vingt :
géorgien
30 otsdaati (20 = otsi, da = et, ati = 10)
40 ormotsi (2 = or)
50 ormotsaati (40 et 10)
60 samotsi (3 = sami)
70 samotsitaati
80  otkhmotsi (quatre  = othki)
90 otkhomotsitaati 
basque
30 hogoi ta hamar (20 = hogoi, eta = et, hamar = 10)
40 berrogoi 
50 berrogoi ta hamar
60 hirur hogoi (hiru = 3)
70 hirur hogoi ta hamar
80 laurogoi (4 = lau)
90 laurogoi ta hamar 

Cette hypothèse d'une origine non indoeuropéenne permettrait d'expliquer deux faits :
a) Des populations celtiques et donc indoeuropéennes auraient subi cette influence dans le domaine de la Gaule continentale. Cela se traduirait par la présence du compte vigésimal en breton et en gaélique, peut-être en gaulois, mais cela n'explique pas l'absence partielle de compte vigésimal en gallois (30 et 40 sont vigésimaux, mais non les suivants).
b) La population danoise aurait aussi subi cette influence d'un substrat dans les îles de la Baltique. Toutefois, cette population danoise aurait été isolée des autres peuples germaniques pourtant proches.

L'idée d'une diffusion du compte vigésimal à partir de la Gascogne – territoire occupé par les ancêtres des Basques – se heurte à trop d'obstacles : le Midi ne compte plus économiquement, culturellement et politiquement depuis la croisade des Albigeois, or si le compte vigésimal date de l'ancien français, il ne commence à devenir hégémonique qu'à partir du français classique. Le gascon présente toutefois une place de résistance face à l'occitan (quate vints contre ueitanta en gascon, vuetanto en occitan). La diffusion de quatre-vingts parisien a pu être plus facile dans cette région.

Enfin, cette idée d'un substrat pré-celtique qui se serait finalement imposé n'explique pas du tout le fait que les lieux occupés anciennement par les Ligures (en gros la Provence, les Alpes et la côte italienne du Nord) sont justement les endroits où la forme latine en dix persiste le plus, mais peut-être est-ce par une autre forme de conservatisme ?

Une population pré-indoeuropéenne comme les Étrusques comptait par dix comme les Latins. Voir ici une page sur les nombres étrusques.
 

2. Une origine celtique

C'est une fable qui continue de courir... Il faut malgré tout remarquer que cette histoire ne repose que sur un seul témoignage d'un auteur latin écrivant en latin à propos de Gaulois indéterminés et fort vagues, le tout sans citer un terme gaulois. Les Gaulois comptaient par vingt, assure-t-on depuis et sur quelles preuves ? De quels Gaulois  parle-t-on ?  Ceux de la Gaule chevelue ? de la Province ? de la Germanie ou de la Belgique ? de la Gaule cisalpine ? de la Grande-Bretagne ? Non... Des Gaulois ensemble, tous confondus et mélangés, comme s'il n'y avait pas eu plusieurs dialectes, plusieurs usages concurrents ! Cependant, ces Gaulois étaient aussi présents en Italie depuis l'époque républicaine et ils avaient fait sentir leur influence dans la prononciation ou le lexique du latin. Si ces Gaulois depuis longtemps romanisés avaient employé  un compte  vigésimal, cela aurait été rapporté plus souvent et plus longuement. Il faut admettre qu'il y avait des Gaulois divers et que certains comptaient par vingt, d'autres par dix.

Voir ici une page de comparaison entre les nombres gaulois et les nombres celtiques, latins.

On en revient au fait que les langues celtiques se divisent ainsi :
— gaélique : compte entier par vingt ;
— britonnique : compte entier par vingt pour le breton, compte partiel et concurrentiel par vingt pour le gallois ;
— celtique continental ou gaulois : mystère...

On ne possède pour le gaulois comme attestations de nombres de dizaines que vingt et trente. Or le nombre trente est formé sur une base décimale et non vigésimale. Cela permet de penser que la numération par vingt n'étaient pas aussi générale et répandue chez les Gaulois qu'on le croit trop souvent !

Il existe d'autres raisons de réfuter le substrat gaulois. Les zones de résistance à la diffusion des nombres en base vingt se trouvent sur le pourtour est et sud-est de la France, d'une ligne qui va de Perpignan à Dunkerque en dessinant un arc de cercle : elles correspondent en gros à la Gaule belgique (Belgique, Lorraine, Argonne, Ardennes) et à des régions fortement germanisées, à  l'Helvétie (Suisse, Savoie) zone de conservatisme, et à la Province plus anciennement romanisée, plus généralement de toute l'Occitanie. Trois influences ont pu jouer en faveur du compte décimal :
— présence et contact de populations germaniques aux frontières du Nord-Est ;
— habitat rural, dispersé, en zone montagneuse, à l'écart des voies de communication, et donc retard face aux formes nouvelles ou conservatisme par rapport à la forme reçue antérieurement ;
— romanisation précoce, échanges constants avec l'Italie.

Enfin, si ces Gaulois avaient été aussi influents qu'on l'admet bien vite, comment se fait-il que l'on ne trouve aucun compte vigésimal en anglais alors que cette langue a été imposée à des populations celtes ? Et cela malgré une autre influence, celle des Danois présents en Angleterre à date ancienne ? Pourquoi n'y a-t-il eu aucune résistance dans l'Angleterre alors que tout concourait à la base vingt (présence celte, colonisation danoise, proximité des Angles, Jutes et Saxons avec les Danes dans leur région d'origine) ? Il faut admettre que tous les Celtes ne comptaient pas par vingt ou que ces fameux Celtes n'étaient pas si celtes que cela, qu'ils étaient minoritaires dans des régions déjà peuplées, que les Bretons, les Irlandais et les Écossais sont peut-être les moins celtes des peuples gaulois...

3. Une origine normande

L'hypothèse danoise me paraît plus solide : le véhicule aurait été les fleuves (Loire, Seine, Marne, Somme) sur la base du commerce avec la Normandie. Les Vikings d'origine danoise ont pu importer cet usage, puis l'avoir oublié lorsqu'ils sont passés en Angleterre. Une quantité de quatre-vingts ne s'emploie guère dans une ferme, mais sur un marché ou dans une armée... Cela peut avoir alors croisé un emploi du compte par vingt en gallo-romain, hérité lui-même d'une forme héritée localement des populations pré-celtiques. Les trois influences ensemble se sont renforcées, mais l'état des lieux a été différent en Grande-Bretagne sans doute parce que les Normands qui envahirent la Grande-Bretagne étaient déjà totalement francisés et donc avaient déjà ré-adopté le compte par dix contrairement à leurs aïeuls qui comptaient par vingt. Les  Normands ont abandonné en moins d'un siècle leur langue danoise, mais ils ont pu laisser entretemps des traces de leur passage en France alors qu'en Angleterre ils auront une influence différente du fait de leur francisation.

 Cependant, vu les courants de circulation des biens le long de la Seine, il faut considérer que les Normands ont pu exercer une influence majeure, mais en se servant d'un substrat antérieur. Les Gaulois ne comptaient pas tous par vingt, mais certains d'entre eux si ou bien ceux-ci utilisaient deux systèmes à la fois, ils avaient pris le système vigésimal à une population précédente ; les Romains ont réintroduit un système décimal indo-européen qui avait résisté aux frontières de l'Empire ; en l'absence du latin, des habitudes pré-indo-européennes se sont réinstallées en Gascogne et en Bretagne, l'implantation des Normands au Xe s. a permis de diffuser une forme à partir du bassin de la Seine. Mais ils ne sont sûrement pas plus à l'origine de ce mode de calcul que les Gaulois.
 

Histoire d'une disparition

On peut attribuer à Vaugelas la mort de septante, octante, nonante :
 

'Septante', n'est François, qu'en un certain lieu où il est consacré, qui est quand on dit la 'traduction des Septante' ou les 'Septante Interpretes', ou simplement 'les Septante', qui n'est qu'une mesme chose. Hors delà il faut toujours dire soixante-dix, tout de mesme que l'on dit 'quatre-vingts', & non pas 'octante', & 'quatre-vingts-dix' & non pas 'nonante'. Vaugelas (Claude Favre de), Remarques sur la langue françoise.
 
Mais on peut constater encore dans l'usage parisien au XVIIe s. une concurrence des deux comptes. Chez Molière, Frosine dans l'Avaredit à Harpagon en le flattant sur sa longévité : « Par ma foi, je disais cent ans, mais vous passerez les six-vingts. », acte II, scène 5). Et le même Molière écrit dans le Bourgeois gentilhomme (acte III, scène 4) : « Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sous huit deniers à votre marchand. »

Bossuet, Voltaire emploient encore septante et nonante. De Voltaire :
[M. de Villars] vient quelquefois dîner à Ferney ; mais, tant que j'aurai mes neiges, je n'irai point chez
lui.... observez qu'il n'a que soixante ans, et que j'en ai bientôt septante, quoi qu'on die.
Il [Fleury] porta le sceptre des rois, Et le garda jusqu'à nonante [ans].
Pourtant,  le même Voltaire employait aussi quatre-vingt-dix :
Il est fort égal de mourir sur un échafaud ou sur une paillasse, pourvu que ce soit à quatre-vingt-dix ans.

Dans la Bible de Sacy, précédemment, on a ainsi septante :
 
Je ne vous dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à septante fois sept fois. (Évangile selon saint Mathieu).
Et un compte par vingt :
Le temps de l'homme ne sera plus que de six vingts ans. (Genèse).

Six vingts est attesté chez Boileau, Racine, La Bruyère, Fénelon... Toutefois, ce genre de compte semble archaïque à cette époque et l'usage du compte par vingt selon Vaugelas témoigne plutôt d'un conservatisme et d'un recul que d'une extension moderniste. En abandonnant les nombres au delà de la centaine, le  compte par vingt pouvait survivre. Ce  n'est donc pas tout à fait l'usage parisien et bourgeois qui aurait gagné, mais plutôt cet usage qui aurait préféré perdre une partie de son système afin de survivre.

Quant à l'existence du compte par vingt, elle est ancienne. On la trouve dans les lois de Guillaume (VII vinz) au XIe s. Elle demeure aussi en français par le souvenir de l'hôpital des Quinze-Vingts (ou trois cents lits) fondé par Saint-Louis, ce qui nous ramène au XIIIe s. On n'a pas affaire à une forme qui se serait diffusée seulement à partir de Paris, mais à une forme qui est issue de l'Ouest et qui s'est implantée ensuite à Paris avant de gagner le reste de la France d'abord par les centres urbains grâce à l'influence parisienne.

Aujourd'hui, les formes septante et nonante sont encore acceptées en Suisse et en Belgique, elles passent à tort pour des helvétismes et des belgicismes. Ces formes survivent de manière marginale chez les personnes âgées dans des provinces de l'Est (Savoie, Provence, Lorraine, Franche-Comté). La forme octante (présente en Lorraine chez mes parents) est une réfection sur le latin, le wallon connaissait encore au XIXe s. ûttante, le savoisien oitante. La forme huitante n'est attestée que dans le canton de Vaud. C'est bien par 80 que le mal est venu... La forme néo-latine semblait trop complexe et savante, les formes dialectales ont été éliminées parce que dialectales. Nonante quoique populaire a suivi car il était mal rattaché à son étymon. Quant au Québec, il ignore totalement ces formes parce que son français s'est d'abord forgé à partir des parlers de l'Ouest et qu'il a subi dans son enseignement l'influence des prêtres réactionnaires des congrégations après la loi de séparation de l'Église et de l'État qui a conduit à leur expulsion.

Il convient de noter que Belges ou Suisses sont obligés d'écrire Quatrevingt-treize pour le roman de Victor Hugo.
 

Tentative de conclusion

Les formes de soixante-dix ou de septante cristallisent des positions fort tranchées et idéologiques. Cela révèle :
— Le complexe périphérique. Un Belge ou un Suisse se saisit du compte régulier  pour déclarer que les Français de France ne sont pas du tout logiques, mais il a envie d'en découdre avec ceux qui le prennent de haut.
— Le tropisme hyper-régional. Tel Suisse ou tel Belge déclarera que cela ne se dit pas dans son canton ou dans sa commune, mais qu'à côté, c'est différent. Et l'on finit par dire qu'à la cuisine on dit septante, mais dans la salle à manger ce sera soixante-dix.
— La celtomanie galopante. Puisque les Bretons comptent par vingt, c'est donc gaulois ! C'est donc un héritage plus que français que l'on doit vénérer même si ce n'est pas tout à fait gaulois ou français...
—  Les accusations contre Paris qui aurait imposé de manière jacobino-colbertiste cette forme à la province laquelle aurait seule conservé le pur héritage latin !
— Le nostalgisme. On se souvient que ses parents ont employé les formes régulières lorsque l'on passait des vacances à la campagne et on regrette le bon vieux temps.


En bon Belge, notre vaillant héros n'hésitait pas à faire le coup de poing
pour défendre son droit à utiliser septante et nonante.

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