Les origines de l'article défini


1. Apparition de l'article en latin

Le latin ne connaissait ni article défini, ni article indéfini. Cependant, par un besoin de précision, on a cherché à indiquer le degré de détermination qu'avait le nom dans la phrase et des démonstratifs comme ille, ipse ont perdu leur valeur emphatique. Dès le IIe s. , leur usage devient courant tandis que leur sens s'affaiblit :  Dixit illis duodecim discipulis, Descendit ipsa via  et venit ipsam casam. Il y avait, en outre, indécision sur la place du déterminant, on pouvait dire ille homo comme homo ille, « cet homme ». Le roumain garde la trace de la postposition latine. Le démonstratif comme article défini apparaissait lorsqu'un mot introduisait une idée nouvelle, on la montrait donc.

On ne possède pas de texte suivi en langue romane avant le Serment de Strasbourg (842), on est donc réduit à chercher des indices dans des textes de bas-latin vulgaire, parfois un scripteur laisse paraître une forme qui n'appartient plus au latin classique et qui laisse présager l'ancien français. Mais il y a des documents parfois
proches du langage parlé. Ainsi le texte burlesque écrit à Tours au VIIIe s. en bas-latin vulgaire constitue un chaînon essentiel : « Et ipsa cuppa frangant la tota, ad illo botilario frangant lo cabo, at illo scanciono tollant lis potionis » (et ils brisent le tonneau en totalité, ils brisent le crâne de ce faiseur de boudins, ils dérobent
les breuvages de l'étagère). Tous les articles actuels sont présents : la, lo cas régime singulier, lis. C'est pourquoi la date fournie par le D. H. L. F. (881) est trompeuse. J'explique après pourquoi. On notera dans cet extrait l'emploi des déclinaisons latines, notamment du datif, mais mélangées à ce qui sera le cas régime. En outre, l'article lo cabo (le chef, de *capum, tête) s'oppose encore nettement au démonstratif illo botilario qui n'est pas encore contracté. On a affaire à un texte hybride : latin vulgaire et traits romans.

2. Le cas d'ipse

Le latin possédait cinq démonstratifs différant par leurs valeurs ou la personne : ille pour le lointain et le prestigieux, ipse pour l'identité, iste pour le proche et le moins valorisé, hic pour le proche, is. Hic rentre en composition avec ille et iste pour former les démonstratifs français par renforcement.

Le démonstratif ipse n'a pas été repris, sauf surtout en sarde : logoudorien su, sa, sos, sas,  campidanien su, sa, is. Les formes sont issues de l'accusatif latin : ipsum, ipsam, ispos, ipsas. Le pluriel épicène campidanien est issu d'une contraction par syncope alors que toutes les autres formes témoignent d'une aphérèse.

Cet article a existé sporadiquement en ancien provençal : so vergiers, sa taula. Ces formes seront blâmées au XIVe s. À Majorque, il a été employé, les noms de lieux comme Sabartha; Zalana remontent à l'article féminin par agglutination.

3. L'article roumain

En Orient, on préféra l'ordre homo ille. Cela peut s'expliquer par des habitudes romaines éloignées des usages grecs, mais aussi par des influences albanaises ou slaves. Les articles en outre se sont agglutinés aux noms dans un ensemble de combinaisons diverses qui peuvent affecter le radical du nom du fait d'une harmonie vocalique :


nom.-acc. sg.
gén.-dat. sg.
nom.-acc. pl.
gén.-dat. pl..
masc. en -u
lupul(u)
lupului
lupiĭ
lupilor
masc. en -e
cînele
cîneluĭ
cîniĭ
cînilor
fém. en ă
capra
capreĭ caprele
caprelor
fém. en -e
vulpea
vulpiĭ vulpile
vulpilor
fém. en -ella
steáua
steleĭ stelele
stelelor

Les formes remontent pour le nominatif-accusatif singulier à illu(m) ou ille, illa(m). Il y a eu confusion des deux cas. Le féminin en -a contracte l'article, mais on a une voyelle de transition issue de /w/ venu du /l/ vocalisé dans les noms latins en -ella. Cette dernière forme affecte par analogie un mot comme ziua (le jour) qui  a deux pluriels zile et zilele.
Au nominatif-accusatif pluriel, les formes sont tirées du nominatif latin illi, illae.
Le génitif-datif est issu au masculin singulier du datif latin illi, mais au féminin on doit supposer une forme *illae ou *illaei (illi serait régulier).
La forme du pluriel est issue du génitif pluriel illorum. Ce cas se retrouve dans le français leur qui n'est pas artricle, mais adjectif-pronom possessif ou pronom personnel.
Il existe encore une tendance à aligner les datifs féminins singuliers : capriĭ, steliĭ.      

Dans tous ces cas, le roumain procède à peu près comme la majorité des langues romanes : les articles sont issus d'une  aphérèse. Toutefois, cette aphérèse est différente : elle résulte de la position enclitique des articles, leur contraction a donc été plus loin, parfois jusqu'à une totale disparition. 


4. L'article dans les autres langues romanes


Dans  presque  toutes les régions, c'est ille qui est devenu l'article. Mais du fait de son lien étroit avec le nom, ce mot est devenu procilitique et il a tendu à perdre son accent. Cependant, cet emploi atone n'est venu que progressivement comme en témoigne les formes d'ancien espagnol et les formes composées en italien. Le français et le portugais ont été plus rapides en la matière.

a. Le cas de l'espagnol

Il existe cinq formes : masculins el, los, féminins la, las, neutre lo. La forme du masculin singulier s'explique par un emploi tonique de illu(m) devenu elo en ancien espagnol. De même, le féminin était ela, ela vida.  Ces formes se sont simplifiées par aphérèse au féminin, par apocope au masculin, mais il existe une hésitation lorsque le mot féminin commence par a- ou ha- : el agua (antérieurement ela agua). L'espagnol  a longtemps eu des formes comme el espada, la alma. Aujourd'hui, les mots qui ne commencent par un a tonique ont l'article la : la animación.

L'ancien accusatif masculin elo est devenu lo en Aragon et Léon. Il ne doit pas être confondu avec le neutre lo issu de illud : lo cómico, le comique, pour des notions à valeur générale.

L'article était contracté dans enno, enna (in illo illa, dans le, la) équivalent de l'ancien français ou-au ou ès. Les combinaisons avec a et de survivent dans al, del. L'ancien espagnol avait encore contral, sobrel, comel...  Les formes contractées survivent surtout en asturien.
 
b. Le cas du portugais

Les articles du portugais sont : o, os, a, as. L'effacement du l est un phénomène général du portugais en position interne de séquences sémantiques et rythmiques. Toutefois, on trouve en ancien portugais quelques traces du l : Trallosmontes (Trás-os-Montes).

Les articles composés sont : ao á (au), aos ás, do da (du),  dos das,  no na (dans le), nos nas. Il existe cependant pelo (per lo) avec le masculin et la consonne l. C'est un archaïsme conservé par la finale de la préposition qui s'est assimilée.

c. Le cas de l'italien

L'article italien est le plus complexe à employer.


m. sg.
m. pl.
f. sg.
f. pl.
devant consonne
il ragazzo
i ragazzi
la ragazza
le ragazze
devant voyelle
l'uomo
gli uomo
gl'italiani
l'aula
le aule
l'elizione
devant s impur, z, pn, ps, gn, x, i+voyelle
lo studente
gli studente
la studentessa
le studentesse

Il existe encore des exceptions : l'ale (l'aile), le ali (doublet littéraire de l'ala), l'arma , le armi (pluriel littéraire de l'arme), il dio, pluriel gli dei.

La forme atone de illum devenu illu explique le passage de el (el padre) à il en italien. Cette forme el est présente en ancien italien, parfois e chez Machiavel. L'article était plutôt lo : lo giorno chez Dante. La forme l' vient de lo devant s impur (lo scudo) par élision (l'uomo). Elle s'est généralisée par un usage littéraire et besoin d'une voyelle de renforcement.

Le masculin pluriel provient du nominatif pluriel illi, devenu par contraction li avec palatalisation après aphérèse de i initial. La contraction i n'a pas atteint les mots commençant par voyelle ou s impur.

Les féminins la, le continuent illa et illae. Le pluriel a pris aussi la place du neutre. .

Les formes contractées sont très riches :


il
lo
l'
i
gli
la
le
a
al
allo
all'
ai
agli
alla
alle
con
col
collo
coll'
coi
cogli
colla
colle
da
dal
dallo
dall'
dai
dagli
dalla
dalle
di
del
dello
dell'
dei
degli
della
delle
in
nel
nello
nell'
nei
negli
nella
nelle
su
sul
sullo
sull'
sui
sugli
sulla
sulle


d. Le cas de l'occitan

Il est très proche du français, mais certaines formes voisines de l'italien se rencontrent aussi en ancien français.
Les formes de l'article sont : lo (lou), la , los (lous), las. Les formes contractées sont :
– al, als ;
– del, dels ;
– el, els (dans le) ;
– sul, suls (sur le) ;
– jos, jols (sous le) ;
– pel, pels (par ou pour le).

L'ancien provençal se déclinait comme l'ancien français : li, lo au singulier, li, los au pluriel du masculin. Les formes du catalan sont proches, mais le féminin s'est affaibli en les, le masculin singulier a été concurrencé par l'espagnol el.

En occitan provençal, le s est aussi utilisé, mais il n'est pas la marque exclusive du pluriel étant donné qu'il ne se prononce que pour faire une liaison. Il convient néanmoins de noter que ce s est obligatoirement écrit en graphie classique, alors qu'en graphie félibréenne, il n'est écrit que lorsqu'une liaison est à faire.


5. L'article en ancien français


Les formes étaient les suivantes


m. sg.
m. pl.
f. sg.
f. pl.
cas sujet
li
li
la
les
cas régime
lo, le (lu)
les
la
les

Li : la forme du cas sujet singulier, ille, avait été refaite en illi sur le modèle de qui. La forme du pluriel est attendue. Le phénomène est identique au singulier pour l'italien et l'occitan (gli, i).
Le : le latin illu(m) s'est affaibli en *illo, le timbre le est apparu avant 1100 du fait de l'emploi atone du mot. La forme a pu se refermer en anglo-normand lu.
La : provient à la fois d'illa et d'illa(m). La forme le au féminin dans l'Est est un affaiblissement de la, elle a évolué en li pour le picard.
Les  est issu de illos, illas. Le cas sujet masculin pluriel est une altération de illi en *illis (lis potionis) ou en illos sur le modèle de l'accusatif. Le cas régime féminin pluriel est une altération de illae en illas sur l'accusatif que l'on retrouve dans les noms féminins (dominas).

Ces formes sont toutes obtenues par aphérèse, du fait de la position dans le groupe nominal. La forme apocopée pour l'article n'existe qu'en espagnol. L'emploi avec un verbe conduit au pronom personnel de troisième personne (le, la, les, leur, eux, elles) qui est aussi atone en position préverbale.

Cet usage d'un article atone aboutit à l'élision de le et la devant voyelle : l'ami, l'herbe. Il existe des cas où la forme de l'article n'était plus reconnue. Voir la page sur l'agglutination.  L'élision était facultative devant li : l'ami ou li ami.

Le cas régime, qui remplissait les fonctions de tous les anciens cas, sauf celle du nominatif, était plus utilisé, c'est pourquoi c'est il a survécu en français. Le cas sujet s'est effacé sauf, dans diverses exceptions comme les pronoms (je vs me ), certains doublets (pâtre vs pasteur) et surtout des prénoms comme Charles
ou Georges dont le s final trahit non pas un pluriel mais le cas sujet singulier.


L'article contracté, indéfini ou partitif. De(s)

C'est le même mot. Il remonte à la contraction de de préposition avec illos,  illas. L'ancien français se passait d'article devant les noms lorsqu'il s'agissait d'une quantité indéterminée de l'ordre de la continuité (mangier pain, avoir cuer, veoir chevaliers). La transition vers une détermination des substantifs non dénombrables s'est effectuée en passant par le biais du partitif. Mais cela n'a pas été complet, il subsiste des formes figées, des locutions anciennes sans déterminant. Notre article indéfini pluriel est en fait un article défini contracté, c'est le sens de la phrase qui lui attribue une valeur indéfinie. Parfois cet article est réduit à la préposition pour des raisons euphoniques.

La contraction se fait à partir de de illos (illas) qui devient dels au Xe s. Le l est assimilé ensuite à la sourde suivante, comme dans le cas de els qui devient ès.

Autres articles contractés. Du, au(x), ès

Il s'agit de phénomènes phonétiques : les voyelles ont changé à cause de la rapidité du débit, de la position tonique, de la fréquence des mots. En gros : ad illum > au ; les conventions graphiques transforment aus, d'abord als, puis as en aux au XIIIe s. ;  de illum > del > deu, dou > du ;  in illos ou in illas > els > ès. Le changement de timbre de la voyelle est dû à la vocalisation de l avec un passage par w auparavant. La diphtongue se simplifie en moyen français.

L'article singulier el/eu/eu/ou ( in illum) i n'a pas survécu à l'ancien français. Mais on voit pourquoi ès est toujours devant un nom pluriel. La forme du singulier disparaît au XVIIe s. par suite d'une confusion entre l'article in et l'article a qui étaient homonymes selon les régions : au, ou. Il reste des expressions figées comme au printemps (dans le printemps), en mon nom et au sien. Voir cette page.


Datations


Le premier texte suivi en français, c'est le Serment de Strasbourg (842). Mais il ne contient aucun article, celui-ci n'était pas nécessaire non plus en ancien français devant les noms propres ou les noms abstraits,
son emploi était surtout stylistique. En revanche, ce texte contient des déterminants possessifs (meon, son, suo, nostro), démonstratifs (cist), indéfinis (nul, nulla, cadhuna). Les pronoms personnels de troisième
personne sont déjà présents (il, l', li), or il s'agit des mots issus du même étymon que l'article défini.

 Le deuxième texte, c'est la Séquence ou la Cantilène de sainte Eulalie (878 ou 881 selon les auteurs).
Voilà où le Robert historique va chercher la date d'apparition des articles définis. Mais ce n'est pas si simple... Nous avons bien les au vers 5 (les mals conseillers), 16 (les empedementz, la torture) et non plus  lis (manuscrit de Tours) même si li du vers 3 est un pluriel sujet (li Deo inimi). La est présent au vers 10 (la polle, ou la jeune fille), 28 (la mort), 23 (la domnizelle), c'est la forme qui varie le moins entre le roman et l'ancien français. Mais le masculin singulier pose problème : c'est li au vers 21 (cas sujet et forme qui disparaîtra, li rex pagiens, le roi païen), lo (cas régime) aux vers 10 (lo Deo menestier, le service de Dieu) , 14 (lo nom chretiien), 15 (lo suon element, sa force), 22 (lo chieef, la tête). Pas de le ! Un détail : ce texte contient un article contracté enl au vers 19 (enz enl fou, dans le feu), c'est le singulier de ès qui disparaîtra.

Pour trouver le premier le, il faut remonter à la Chanson de Roland (environ 1080).  On a l'article contracté al (v. 27), le pronom élidé l'onur (v. 45), le au vers 65 (ou dans le pronom possessif le men, v. 43). Cela n'exclut pas le recours à d'autres formes el grant verger (v. 159, dans le), el vis (au visage), del rei (du)...

La forme le est surtout présente dans les textes picards, l'anglo-normand préfère lo, voire lu. Il existe des premières attestations, elles s'étalent sur plus de trois siècles pour ces articles : la fin VIIIe s. (manuscrit de Tours) les fin IXe (Cantilène), le et l' fin XIe.

6. Autres langues

L'article défini allemand est issu d'un des deux démonstratifs du vieil allemand, l'autre démonstratif était diz
ēr , diziu, diz. L'article provient de la valeur affaiblie de dër, diu, daz. Ce démonstratif a aussi servi de pronom de troisième personne et de pronom relatif.

Le vieil anglais déclinait comme l'allemand :
Singulier                                                        Pluriel
N.  sē calda cyning                                        Þā caldan cyningas
Ac. Þone caldan cyning                                 Þā caldan cyningas
G. Þæs caldan cyninges                                 Þā caldra cyninga
D. Þæm caldan cyninge                                 Þæm caldum cyningum
Soit ce vieux roi.
Le nominatif du démonstratif était s
ē, seo, Þæt.  Le thème s'est affaibli en ð et cette forme a prévalu. Au
XIVe s., l'anglais moderne a la forme unique the à Londres, sans distinction de genre ou de nombre. Les autres démonstratifs seront redistribués avec des valeurs différentes. Le processus a été identique à celui des langues romanes, mais on peut supposer une influence française du français sur l'anglais.
 
Revenir au cabinet de curiosités

Revenir au sommaire