La paragoge


La paragoge en poésie
La paragoge populaire
La paragoge dans l'évolution historique

 

La paragoge consiste en une addition d'un phonème à la fin d'un mot. Du grec, addition, à côté, et, mettre. Cette figure de diction appartient aux métaplasmes, et elle s'oppose à l'apocope ou troncation de la finale, ainsi qu'à l'élision. Elle peut se traduire graphiquement par l'ajoute d'une lettre ou graphème, c'est le cas en poésie ou dans les cas grammaticaux. Mais elle peut encore ne consister qu'en un phénomène phonétique par le rétablissement oral d'une lettre muette dans la prononciation reçue à une époque et dans un milieu donnés. Les remarques qui suivent prennent comme point de départ la bonne prononciation d'un milieu parisien entre le XVIIs. et le XXs., il y a paragoge lorsque l'écart par rapport à une norme antérieure existe mais non par rapport à une prononciation régionale.

La paragoge en poésie

La paragoge est employée en poésie pour des raisons de métrique ou d'euphonie dans jusques, l's est une paragoge dans ce vers :

Sion jusques au ciel élevée autrefois. (Racine, Esther.)
Ou pour le mot grâces dans ce vers de Verlaine :
Grâces à ta bonté qui pleut dans le désert.
La paragoge est notamment possible pour les adverbes et prépositions terminées par le suffixe adverbial -s. On l'utilisait aussi avec la préposition avecque. Ces formes sont fondées étymologiquement, du moins si l'on remonte à l'ancien français, elles correspondent à des termes historiquement attestés.
 
Quatre mots seulement ;
Après, ne me réponds qu'avecque cette épée. (Corneille, le Cid.)

 
La paragoge populaire

La bourre phonétique qui sert de point de départ au verlan est une forme de paragoge : femme prononcé sans le e caduc, fameu, meufa, meuf.

Il existe des paragoges populaires dues à une évolution spontanée : le Parc-eu des Princes. L'ajout des faux e caducs en finale de mots qui n'en comportent pas est un trait français contemporain. Elles peuvent être des formes plaisantes : Siouks pour Sioux.

Dans le nom de l'épinglette, le mot pin's, l'ajoute d'une s avec apostrophe constitue une paragoge à des fins de prononciation : le nom anglais de l'épingle sonne mal en français et la graphie prête à confusion. Voir la page sur l'apostrophe.


La paragoge et l'évolution historique

Les lettres dites euphoniques sont aussi des paragoges, parfois motivées par l'étymologie : vas-y, cueilles-en, chante-t-il. Le t des verbes du premier groupe vient du latin. Voir la page sur le t dit euphonique.

Le rétablissement de finales muettes auparavant est aussi un trait paragogique : on disait au XVIIs. mouchoi, tiroi pour mouchoir, tiroir. Le passage du r apical au r grasseyé avait affaibli la prononciation de la consonne qui finissait par ne plus être entendue en finale. Cela a surtout concerné les infinitifs, la réaction au XVIIIs. contre cette tendance a redonné vigueur aux r des verbes en -ir, -oir, mais elle a négligé les verbes en -er sauf en liaison.

Les finales ont été rétablies pour les mots en -f et surtout les mots en -if : juif, suif, naïf, neuf (sauf dans beaucoup de toponymes), veuf, œuf (comparer au pluriel), bœuf, serf, de manière populaire pour clef. (Voir la page sur les pluriels irréguliers.)  Dans beaucoup d'adjectifs, le -f a disparu à l'écrit : jolif, baillif, apprentif. Le nom du cerf subit l'influence des autres mots en -f malgré les prescriptions. Le mot chef a subi la paragoge, sauf dans l'expression chef-d'œuvre.

La paragoge est encore le cas pour : coq, sac, arc, bec, bouc, broc (parfois), cinq mais non dans le nom propre Cinq-Mars ou cinq cents, cinq mille. Non plus pour tous les mots finis en -c : porc (sauf dans porc-épic), croc (sauf dans croc-en-jambes), clerc, jonc, tabac, flanc, banc, tronc, marc (de café). Il n'y a pas eu de paragoge pour le nom de la place Saint-Marc à Venise, elle ne devrait pas avoir lieu pour le nom de l'évangéliste. Le -c sonore dans caoutchouc est populaire comme celui d'almanach, il est relâché dans entrelacs, lacs qui se prononcent sans la finale en -c. Le rétablissement du -c est récent dans cric. Il correspond à une forme emphatique dans donc qui peut se prononcer sans la finale, sauf au terme d'une phrase ou isolément.
 
Il y a eu encore paragoge pour : coût, fait (parfois, mais jamais dans fait-divers), but (parfois), fat (parfois), las, net, rut (mais non rupt, ru), sept, huit, neuf, vingt. Pour les noms de localités vosgiennes terminées par -rupt, il y a une tendance à faire entendre la séquence -pt : Xonrupt prononcé « Kson-rupt' » ou « Kson-rut' » pour « Son-rû ». Mais non partout : Xamontarupt, Villerupt. On peut dire aussi que sous l'influence de l'anglais, le mot criquet commence à avoir une finale prononcée. Dans l'expression « soit... soit... » qui exprime l'alternative, il existe une paragoge récente sous l'influence de l'interjection « soit ! » (la prononciation est expressive) et de la formule mathématique « soit le... » elle-même victime d'une paragoge plus ancienne. Cette paragoge n'intervient pas pour le verbe explicitement au subjonctif, sauf chez Jacques Chirac champion de la paragoge sauvage et des erreurs de liaison. Il y a contre-paragoge pour fret, souvent prononcé « frè » et non « frèt ».

La combinaison -ct a donné lieu à paragoge pour des termes savants, sous l'influence de la forme latine, parfois l'anglais et souvent du féminin : abject, exact (parfois), tact, compact, sélect, intellect, infect, correct, verdict. Mais pas toujours : aspect, circonspect, respect, suspect, instinct, distinct (néanmoins la paragoge est récente et présente), succinct.

Dans le nom de Jésus-Christ, il y a paragoge de la séquence -st. Littré note : Krist' ; dans Jésus-Christ on prononce Jé-zu-kri ; des ministres protestants, à tort, prononcent Jé-zu-krist'.

L'influence de l'orthographe s'est exercée pour des noms finis en -n : Tarn, Béarn. Jusqu'à l'époque de Proust, ces noms se prononçaient sans leur finale -n selon la norme parisienne. 

Mais il existe aussi des paragoges portant sur des -s finals. Cela ne s'est pas produit pour des pluriels, l'amuïssement est ancien. Le mot ours était prononcé « ou » au pluriel, « our » au singulier. Il nous en reste la rue des Oies à Paris qui est une fausse lecture du nom « ours » au pluriel. Le département et la rivière du Gers étaient sans -s final dans la bonne prononciation parisienne. Notons que ce rétablissement ne s'est pas produit pour un mot familier comme gars. Sous l'influence du latin, le -s a été restauré dans des noms d'origine savante : cactus, cubitus, humus. On assiste aussi à un rétablissement du -s dans l'adjectif las au masculin, sous l'influence du féminin et de l'interjection liée à hélas.

La paragoge est récente pour un mot comme cep si l'on en croit Littré :
(sè ; le p ne se fait point sentir : un sè de vigne ; le p se lie : un sè-p et son échalas ; au pluriel l's se lie et le p ne se fait pas entendre : des sè-z et leurs échalas ; ceps rime avec français, succès. Quelques-uns font entendre le p quand cep est final : le vent a cassé ce cep ; ils prononcent sèp' ; cela est moins bon ; d'après Bèze, au XVIIs. siècle, le p se prononçait au singulier et non au pluriel), s. m.

La paragoge intervient encore pour une lettre faussement étymologique comme dans legs. Le mot vient du latin laxare et non de legare. L'influence de l'orthographe et l'ignorance de ce nom technique conduisent à la prononciation d'une lettre que rien ne justifie, tout comme dans dompter.


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