Être
Le verbe être possède en français cinq radicaux différents. Ce verbe
avait deux thèmes principaux en latin :
– *fu- qui était employé aux
temps parfaits et qui est à la base du passé simple français ;
– *es-so qui donne naissance
à la conjugaison du présent (2, 3, 5) par chute de la finale, du présent
(1, 4, 6) et du subjonctif par aphérèse. Le thème er- (qui en est issu par
rhotacisme) pour l'imparfait et le futur n'a pas survécu.
Les autres formes proviennent de réfections
analogiques.
– Réfection de l'infinitif ancien
esse en essere. C'est la base de notre infinitif et des futurs,
mais sous deux formes distinctes.
– Emprunt du verbe stare. Il
est à l'origine des participes, de l'imparfait
On a donc affaire à trois verbes différents : *es-so, *bheu- (croître,
devenu fu-) dès l'époque archaïque, stare (se tenir debout) en bas-latin.
Comme le verbe aller, le verbe être est composite. Il suit encore
d'autres radicaux dans certaines langues romanes (sedere en espagnol
et portugais, fieri en roumain). J'aborderai cette question au fur
et à mesure des temps.
Le grec possède aussi sur la racine *es- εστι
(il est), l'anglais is (il est),
l'allemand ist (il est). Le pluriel
anglais are (ils sont) dérive de
cette racine où s est passé à r : vieil anglais art (ils sont).
1. Le présent en s-
2. Le présent en es-
3. L'imparfait et le futur latins
4. L'infinitif et les futurs français
5. Les participes et l'imparfait français
6. Les parfaits
1. Le présent
en -s
a. Suis
Le latin classique sǔm a été refait en *sŭjjo par
influence de *ajjo issu d'habeo (j'ai).
La semi-consonne a permis la conservation de la voyelle qui ne s'est pas
ouverte en /o/ contrairement aux personnes 4 et 5. La variante dialectale
sans action fermante est aussi attestée : soi. L'ancien français employait
sui, l'ajout du -s à la désinence est analogique de la deuxième personne,
il apparaît au XIIe s.
La conjugaison est en occitan soi. Cependant, la conjugaison so
a existé dans le Midi et en catalan, la forme son a existé dans le
Narbonnais. Cette dernière montre un affaiblissement de la consonne finale
, on le retrouve en italien sono qui ajoute à sum latin une désinence de première
personne régulière (parlare, parlo) alors que le latin formait la
première personne avec un suffixe -m présent aussi au subjonctif (sim), à
l'imparfait (eram). La forme son- était sentie comme le radical en italien
et non plus comme une forme désinentielle. Cette logique n'est pas sensiblement
différente du français qui a d'abord croisé sum avec habeo,
puis qui a ajouté le -s désinentiel de la deuxième personne.
En espagnol, la conjugaison est soy. Il n'y a pas eu d'action fermante
du yod, tout comme en occitan. En portugais, la forme est sou, avec
passage par so ibérique antérieurement, la prononciation est /so/.
En romanche, c'est sun ou sum, voire šoi au Frioul.
En ancien roumain, c'est sîntu, mais escu en macédo-roumain
à partir d'un inchoatif *esco ou bien d'une forme archaïque escit,
escunt.
b. Sommes
Le latin classique utilisait la forme sumus. Elle donne en ancien
français somes. Cette forme hautement irrégulière aurait dû être
sons car sumus était accentué sur la première syllabe. Elle
a existé, mais à date tardive, au XIIe s. , et elle a été fort
rare, vite disparue. C'est sans doute une réfection analogique de somes.
Nous avons affaire à un mystère. En effet, la terminaison -ons d'être n'a
pu se diffuser aux formes de la personne 4 des autres verbes à la place de
la désinence en -ens.
L'affaire se complique lorsque l'on voit que les verbes facimus
(nous faisons) et dicimus (nous disons) donnent en ancien français faimes et dimes. Or il s'agit là de
l'évolution phonétique attendue ! Ces verbes étaient en effet des proparoxytons,
accentués sur la première syllabe, mais ces désinences verbales disparaissent
en moyen français. Les formes historiquement fondées sont alignées sur les
formes plus courantes, tandis que la forme la plus obscure (somes) demeure.
La forme -omes paraît être issue de la production d'un e de transition
afin de conserver le timbre labial de la nasale m devant s. L'origine de
ce e caduc est particulièrement confuse, on voit aussi l'épenthèse d'un p
(cantomps, Vie de saint Léger), on observe aussi une désinence -omes
pour d'autres verbes (demandommes) qui s'est répandue dans toute la
France du Nord. Enfin, il est permis de supposer une influence d'une désinence
gauloise en -ommos.
Sumus se construit aussi en opposition avec sunt, à la nasale sonore répond
la nasale sourde, les voyelles suivent la même évolution, et la forme sons
(opposée à sont) aurait été trop confuse. L'évolution de l'espagnol
et le portugais (somos opposé à son et à são) montre
le même caractère.
La forme esmes a aussi existé en ancien occitan, dans le Limousin.
Elle est issue d'*essĭmus avec syncope de la syllabe centrale. Cet
étymon a aussi donné sèm (d'après *simus, par aphérèse ou par
mutation de la voyelle initiale), l'ancien occitan em. Cette forme
en *simus est aussi présente en italien siamo, avec un emprunt
à la conjugaison régulière du premier groupe, -amus.
En romanche, c'est esẹn ou esẹnts, son ou šin au
Frioul. Les premières formes remontent à *essimus à partir de *simus
analogue de *sitis, mais la dernière provient de *simus.
En ancien roumain, c'était sem et en macédo-roumain χim, tous deux issus de *simus.
Mais ils ont été supplantés par sîntem d'après la personne 6 sîntu.
c. Sont
La forme latine sunt donne sont. Le maintien graphique de
la désinence -nt est analogue à celui des formes ont, vont, font. Toutefois,
on peut supposer que dès le XIIIe s., la nasale -n n'était plus
prononcée par assimilation à la dentale suivante de même sonorité. La nasale
suit l'évolution normale avec perte de la consonne, et maintien de la nasalité
pour la voyelle.
On a aussi en occitan et en espagnol la forme son qui montre la chute précoce
du -t. Le portugais são se prononce /sãu/, avec une voyelle nasale
comme en français, cette voyelle est issue de la labialisation de l'élément
final comme en français ont, vont, font.
L'italien présente lui deux formes : essi (formé sur la réfection
*essere) et sono avec ajout d'une désinence propre (parlare,
parlano).
En romanche, c'est en, sum ou šon au Frioul. La première forme est comparable
à l'italien enno employé par Dante, elle se rencontre en Toscane et dans le
Nord encore. Cette forme est analogique de celle du singulier 3 è avec changement
de radical. La deuxième forme est homophone du singulier, la troisième est
régulière.
d. Sois
Cette forme appartient au subjonctif présent et à l'impératif.
La base de l'impératif latin était empruntée à l'indicatif (es, este).
Elle ne survit pas. Le français comme l'italien (sil, non essere, sia, siamo,
siate, siano) empruntent leurs formes au subjonctif latin. Un tableau est
nécessaire :
latin
esse
|
ancien
français
estre
|
français
moderne
être
|
occitan
èser
|
espagnol
ser
|
portugais
ser
|
italien
essere
|
sim
|
soie, seie
|
sois
|
sia
|
sea
|
seja
|
sia
|
sis
|
soies, seies
|
sois
|
sias
|
seas
|
sejas
|
sia
|
sit
|
soiet, seit
|
soit
|
sia
|
sea
|
seja
|
essa, sia
|
simus
|
soiiens
|
soyons
|
siam
|
seamos
|
sejamos |
siamo
|
sitis
|
soiiez
|
soyez
|
siatz
|
seáis
|
(sejeis)
|
siate
|
sint
|
soient
|
soient
|
sian
|
sean
|
sejam
|
siano
|
L'ensemble de ces conjugaisons remonte à une forme *siam en bas-latin.
Elle est analogique d'autres conjugaisons de subjonctifs (habere :
habeam).
Quatre faits sont remarquables en français :
– Le i bref tonique des personnes fortes (1, 2, 3, 6) a diphtongué en
ei, puis en oi. Cette diphtongaison ne s'observe pas ailleurs.
– Le i bref non tonique des personnes faibles (4, 5) évolue en e et forme
une diphtongue par coalescence de la désinence analogique à celle d'avoir.
Cette voyelle a évolué de manière similaire et s'est étendue analogiquement
en espagnol, mais non dans les autres langues.
– La perte finale du e caduc s'est d'abord produite dans *seiet
devenu seit dès les premiers textes. Cette syncope a été étendue
aux autres personnes du singulier contrairement aux verbes de même désinence
(je voie). On a donc l'un des rares impératifs issus d'un subjonctif latin
(comme veuille, sache, aie, fasse) qui ne suit pas les formes régulières
de l'impératif français sans -s final à la deuxième personne.
– L'ajoute du -s à la première personne est un phénomène commun à l'ensemble
des verbes irréguliers ou du troisième groupe, sauf avoir. Ce -s vient
de la deuxième personne sur le modèle des verbes du deuxième groupe (finir,
finis) au présent où le -s est une partie du radical.
Pour les autres langues, on peut noter :
– L'absence de changement de timbre du i bref tonique en italien et en
occitan, mais l'absence de diphtongaison de e issu de i bref en espagnol
du fait d'un radical régularisé par croisement.
– En revanche, la forme j en portugais est issue du croisement entre *essere
et sedere (s'asseoir). Le radical régulier de sedere a transmis
sa base aux langues ibériques, le d a évolué normalement vers une affriquée
dj réduite ensuite en j en portugais. Pour des détails montrant la persistance
de sedere en portugais et espagnol, voir la page sur l'impératif d'être.
– La terminaison -m en 6 est normale en portugais, elle n'apparaît pas
toujours au présent de l'indicatif et au futur (d'origine périphrastique),
mais aux autres temps si.
– L'italien fait chuter les consonnes finales (sia, siate), il ajoute des
désinences en -o analogiques (siamo, siano).
– Le subjonctif roumain est particulier, voir ici.
Légionnaires romains révisant leurs conjugaisons
de verbe être.
Pour un examen des impératifs, c'est ici.
Aller aux formes du présent en e-.
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